L’expert répondit sans hésitation :
— C’est le nom chinois de l’immeuble de Pékin où se trouvent les Services de Renseignements de la Chine communiste. Quant au nom de votre opération, c’est presque celui que les Chinois utilisent pour désigner le traitement des prisonniers, une sorte de lavage de cerveau dont nous ne connaissons pas encore tous les secrets.
— Lavage de cerveau…
Malko répéta la phrase rêveusement. Cela recoupait bien son impression première. Mais les gens de San Francisco n’étaient pas prisonniers, eux. Cela signifiait que les Chinois avaient trouvé le moyen d’agir à l’insu des victimes.
— Il faut trouver ce qu’on a envoyé, il y a six mois, dit Malko.
C’était impossible que les douanes américaines n’aient pas été alertées par des objets venant de Prague. Il y avait donc une astuce. Malko se dit que le mieux était de procéder logiquement.
Prague, c’était un indice supplémentaire. Comme tous les agents « noirs » de la C.I.A., Malko était régulièrement tenu au courant des opérations d’espionnage de l’adversaire. Or, on savait depuis peu que les Chinois avaient installé une très importante antenne à Prague[12] comportant un centre d’expédition d’armes, un bureau de renseignements pour l’Europe et surtout une centrale d’action.
Maintenant, il restait à trouver par quel moyen était arrivé le mystérieux matériel ; à qui il était adressé et, surtout, en quoi il consistait.
Malko repartit à l’hôtel et alla au bureau de voyages.
— Je voudrais aller en Tchécoslovaquie, à Prague, dit-il à l’employée. Quelle est la ligne aérienne la plus pratique ?
La jeune femme se plongea dans un énorme livre, l’ABC, recueil de toutes les liaisons aériennes du monde, et répondit au bout de cinq minutes :
— La meilleure possibilité est par la Scandinavian Airline System. C’est la seule compagnie qui va à la fois aux États-Unis et dans les pays derrière le rideau de fer. Il y a un vol direct trois fois par semaine Los Angeles-Copenhague, le lundi, le mercredi et le vendredi, par Douglas, DC 8. Vous partez à 23 heures de Los Angeles. Vous arrivez le lendemain à Copenhague à 20 h 05 après un stop à Strompjord, au Grœnland. C’est un vol très agréable…
« Si vous prenez l’avion du lundi, vol SK 936, il vaut mieux coucher à Copenhague, à l’hôtel Scandinavian System qui vous réservera votre chambre en même temps que vous prendrez votre billet. C’est un hôtel moderne et confortable, comme un Hilton. Et le lendemain vous partirez pour Prague, toujours par DC 8, vol SK 955, à 15 h 40 pour arriver à 16 h 55. Ce qui vous laisse la matinée pour visiter Copenhague…
« Et pour San Francisco-Los Angeles, je peux vous…»
Grisé par cette avalanche d’explications, Malko parvint enfin à placer un mot. Il aurait bien aimé aller à Copenhague, ville qu’il connaissait d’ailleurs, cela l’aurait rapproché de chez lui, mais il avait autre chose à faire.
— Où se trouve le bureau de la Scandinavian Airline System ? demanda-t-il.
— À côté de l’hôtel, répondit la jeune fille. 412 Post Street, téléphone Exbrook 7-2900. Mais je peux vous réserver votre place, vous savez…
Malko s’enfuit. Il en savait largement assez… L’impétueuse jeune fille eut encore le temps de crier :
— Pour Prague, aller et retour, cela ne vous coûtera que 746 dollars.
Trois minutes plus tard, il poussait la porte de l’agence de la Scandinavian Airline System, dans Post Street. Deux employées s’affairaient au milieu d’un groupe de touristes. Malko demanda à parler d’urgence au chef.
On l’introduisit dans un petit bureau où un homme en civil le reçut aimablement. Malko lui montra tout de suite sa carte du State Department.
— J’ai besoin d’un renseignement qui intéresse la Sécurité des États-Unis, expliqua Malko. Si vous préférez le donner à la police de San Francisco, vous le pouvez, mais nous allons perdre du temps.
— Je suis prêt à vous aider, dit le directeur de la S.A.S. De quoi s’agit-il ?
Malko expliqua rapidement son problème. Y avait-il un moyen de vérifier si dans les derniers mois le bureau de San Francisco de la Scandinavian Airline System avait reçu des colis en provenance de Copenhague adressés au « Jardin des Multiples Félicités » à South San Francisco.
L’homme hocha la tête.
— C’est un renseignement confidentiel, dit-il, mais puisque vous représentez une Agence Fédérale… Je vais demander qu’on me recherche les manifestes de la période qui vous intéresse.
Il décrocha son téléphone intérieur et dit une phrase en suédois. Presque aussitôt une secrétaire entra avec un gros registre.
Le vis-à-vis de Malko se plongea dedans. Pendant plusieurs minutes on n’entendit que le ronronnement du climatiseur. Malko était plongé dans la contemplation de la maquette d’un DC 8 « Royal Viking » posée sur le bureau.
— Vous avez de la chance, dit enfin le directeur, en relevant la tête. Il y a trois envois en provenance de Copenhague arrivés à San Francisco, au nom de « Jardins des Multiples Félicités Incorporated » à l’adresse que vous m’avez indiquée.
Enfin, la boucle était bouclée, à un détail près.
— Que contenaient ces colis ? demanda Malko.
— D’après le manifeste, des plaquettes de bois de teck destinées à enjoliver des cercueils.
— Pouvez-vous me rendre encore un service ? demanda Malko. J’ai des raisons de croire que ces colis venaient de plus loin que Copenhague. Pouvez-vous vous renseigner à ce sujet ?
Le directeur réfléchit.
— Je vais envoyer un télex à Copenhague, au service du fret, demandant l’origine des colis. Je vous téléphonerai demain.
Malko remercia, en lui recommandant de garder le secret absolu. Il quitta le bureau de la Scandinavian Airline System presque heureux. Pour la première fois il marquait des points sérieux. Maintenant, il fallait retrouver Lili Hua et savoir en quoi consistait le mystérieux lavage de cerveau.
Deux heures plus tard, Milton Brabeck et Chris Jones, dans une camionnette jaune des « Pacific Téléphonés » étaient en planque devant la grille du cimetière. Ce déguisement leur permettait de tenir plusieurs jours sans être repérés. À l’intérieur de la camionnette, il y avait une caméra et un petit arsenal. Ils étaient reliés par radio avec deux voitures de police stationnées un demi-mille plus loin. Leur mission était de repérer les gens travaillant au cimetière et de les photographier.
CHAPITRE XIV
— Attention.
Milton Brabeck se redressa et Chris Jones mit le moteur en marche. Le Chinois qui venait de sortir du « Jardin des Multiples Félicités » portait une grosse serviette noire et se dirigeait à pied vers la station d’essence « Chevron ». Le matin il y avait laissé sa voiture pour un graissage et une vidange et allait la reprendre. Une occasion unique de le coincer à pied.
Trois jours avaient passé depuis la visite de Malko à la Scandinavian Airline. Le directeur de la compagnie lui avait téléphoné le lendemain de son passage.
— Vous aviez raison, lui dit-il. Les colis de bois ne venaient pas de Copenhague. Ils ont été embarqués à Prague sur le vol de notre Compagnie n°187, Prague-Copenhague. Là, un broker les a dédouanés et remis sur l’avion de Los Angeles.
Malko avait remercié. Ce n’était qu’une précision supplémentaire. Il était certain que le centre de l’organisation se tenait au cimetière. Mais il ignorait peut-être encore le principal : en quoi consistait le « lavage de cerveau » collectif ?
Il y avait eu plusieurs conférences téléphoniques avec l’amiral Mills. Le chef de la C.I.A. hésitait à ordonner une perquisition officielle dans le cimetière. On n’était pas certain que les jumelles s’y trouvent, et personne ne savait en quoi consistait le matériel de l’opération « Persuasion Invisible ». Il avait donc laissé carte blanche à Malko pour quelques jours, avec mission de s’emparer de l’un des hommes de l’organisation et de le faire parler. S’il n’y arrivait pas, ce serait le déclenchement de l’opération officielle menée par le F.B.I.
12
Exact. C’est le centre pour l’Europe du Lien-Lio-Pou, et le centre du service « Action » se trouve à Genève.