Malko était inquiet. Les jumelles avaient disparu et devaient se douter qu’il était sur la trace de leur organisation. Pourtant, les émeutes communistes continuaient. Il n’osait plus penser à Lili Hua. Il était maintenant certain qu’elle était morte. Vivante, elle était beaucoup trop dangereuse pour les terribles jumelles.
La surveillance du cimetière n’avait pas donné grand-chose. Ils n’avaient pu identifier avec certitude qu’un seul homme : un certain Dick Lim, embaumeur, qui venait tous les matins travailler au « Jardin des multiples Félicités ». C’est lui qu’il avait décidé d’enlever, car il ne pouvait pas ne pas être au courant des véritables activités des deux jumelles.
S’il se trompait, il n’y aurait plus qu’à lui faire des excuses et à donner le feu vert au F.B.I.
La camionnette des « Pacific Téléphonés » fit demi-tour et s’approcha lentement du Chinois qui ne leva même pas la tête quand elle s’arrêta près de lui.
Chris Jones descendit et se colla dans le dos de Dick Lim qui sursauta quand il sentit le canon d’un pistolet s’enfoncer dans ses côtes.
— On va t’avancer un peu, dit Jones, c’est fatigant la marche…
En même temps, il poussait vigoureusement, vers la porte de la camionnette que Malko maintenait ouverte, le Chinois qui se débattait.
Dès qu’il fut à l’intérieur, Jones le frappa du tranchant de la main et Dick Lim tomba sur le côté avec un gémissement, perdant ses lunettes.
— Qu’est-ce que c’est ? gémit le Chinois. Je vais me plaindre à la police.
— La police, c’est nous, fit Jones, sobrement.
L’autre cligna des yeux comme une chouette, sans répondre.
— Tu as ta petite trousse avec toi ? continua le gorille. On a envie de te conserver un certain temps, alors comme tu es un spécialiste…
Le Chinois vira au vert. Milton était assis devant lui, massif, son Magnum sur les genoux.
— Où l’emmène-t-on ? demanda Milton. Chez Hood ?
Jones secoua la tête.
— Pour ce qu’on veut en faire, on sera beaucoup plus tranquilles là où nos amis avaient emmené S.A.S. Comme ça notre gars ne sera pas dépaysé.
Ils roulèrent assez longtemps puis la camionnette cahota et stoppa. Malko ouvrit la porte arrière, Milton descendit et aussitôt, Jones catapulta le Chinois au-dehors d’un énorme coup de pied.
Ils s’étaient arrêtés dans la cour du hangar où Malko avait failli être torturé. À coup de pied, Jones fit avancer le prisonnier jusqu’à l’intérieur. Grâce aux deux lucarnes, on y voyait clair. Milton sortit des menottes de sa poche et attacha les mains du Chinois derrière son dos. Puis, il commença à le gifler de ses énormes battoirs.
En cinq minutes, son visage fut méconnaissable. Jones continuait, impassible, prenant soin de frapper aux endroits les plus fragiles, comme le nez ou la bouche.
Finalement, Lim s’effondra avec un gargouillement et ne bougea plus.
Jones alla jusqu’au fond de la pièce et ramena un gros tonneau en le faisant rouler. Milton ouvrit alors un sac de ciment qu’il entreprit de verser sur un tas de sable. Les manches retroussées pelletant avec ardeur, on aurait dit un bon ouvrier consciencieux. Assis sur une chaise, dans un coin, Malko regardait ces préparatifs, impassible.
Le Chinois reprit conscience au moment où Jones commençait à verser le ciment liquide dans le tonneau. Le gorille cligna de l’œil :
— Tu vas être bien là-dedans. Au chaud l’hiver, au frais l’été… Tu me diras qu’avec cent mètres de flotte par-dessus tu t’en fous…
Terrifié, le prisonnier suivait le va-et-vient de la pelle. Quand il y eut une vingtaine de centimètres de ciment dans le tonneau, Jones s’arrêta. Il prit le Chinois par les pieds, Milton l’attrapa par les épaules et ils le mirent debout dans le tonneau.
— Tu arrives au fond ? s’inquiéta avec sollicitude Jones.
Il donna un petit coup de truelle sur la tête, gentiment :
— Allez, tasse-toi un peu, sinon on pourra jamais fermer le couvercle…
Le Chinois poussa soudain un cri perçant et se débattit furieusement. Milton le maintint par les épaules pendant que Jones ajoutait un peu de ciment glacial.
— Dans cinq minutes ce sera fini, fit Jones. On n’est pas aussi modernes que toi. C’est encore les vieilles méthodes. Mais ça conserve aussi, tu sais. Quand on a dragué l’Hudson, l’année dernière, on a sorti des types qui y étaient depuis la prohibition. Eh bien ! tu vois, même leurs cigares étaient encore bons. C’est sain le ciment.
Tout en parlant, il remplissait le tonneau. Un froid glacial cerna le prisonnier. Les yeux hors de la tête, il cracha un jet de bile et hurla :
— Qui êtes-vous ? Pourquoi voulez-vous me tuer ?
Jones haussa les épaules :
— Tu le sais très bien.
Les nerfs tendus, Malko suivait la scène avec passion. C’était un coup de poker terrible. Ils ne pouvaient pas se permettre une seconde de revenir en arrière. Il fallait que l’autre les croie au courant de tout. Sinon, il se taisait. Malko n’osait même pas penser qu’il pourrait être innocent… Dans ce cas, sa carrière était finie…
Une pelletée de ciment glissa dans le dos du Chinois, lui glaçant l’épine dorsale. Il hurla :
— Non ! Je vais parler. Je sais des choses…
Jones fit comme s’il n’avait pas entendu et ajouta encore un peu de ciment.
Lim eut un curieux sanglot et hurla d’une voix de fausset.
— Les morts ne sont pas morts ! C’est moi qui les ai traités…
Jones et Brabeck se regardèrent, intrigués. Ce n’était pas au programme.
— Explique-toi, mon vieux, dit Jones en s’appuyant au tonneau.
Voyant le danger s’éloigner un peu, le prisonnier reprit du poil de la bête.
— Sortez-moi d’abord…
— Tss, tss, fit Jones. Tu n’es pas raisonnable. Si tu ne dis rien d’intéressant, on serait obligés de tout recommencer. C’est du ciment à prise rapide. Tu sens pas tes pieds ?
Malko s’était rapproché. Il ôta ses lunettes et se planta devant le prisonnier.
— Qui a tué une jeune Chinoise qui s’appelait Lili Hua ? demanda-t-il calmement.
Lim ne répondit pas, fuyant le regard de Malko. Ce dernier en savait assez.
— Les corps, bredouilla le Chinois. Ils ne sont pas morts.
— Quels corps ?
— J’ai reçu des ordres. L’organisation doit se replier. Il y a des éléments précieux dont la formation a demandé des années. Quatorze en tout. C’est ceux-là que j’ai traités.
— Vous les avez tués ?
— Non. Endormis. Pendant deux jours, ils seront en catalepsie. Au cas où on les examinerait superficiellement, ils ont l’apparence de la mort. Je les ai maquillés. Mais on n’ouvre jamais les cercueils de toute façon.
— Que voulez-vous dire ?
— Il y a un cargo qui part demain à trois heures pour Hong-Kong. Ils seront tous à bord. Les cercueils sont prêts. On viendra les chercher demain matin.
— Comment s’appelle le bateau ?
— L’Atatsou. Un cargo japonais ; il fait tous les transports de corps du « Jardin des Multiples Félicités ».
Le Chinois regardait anxieusement Malko. Celui-ci réfléchissait. Certes, c’était un beau coup de filet, mais pas ce qu’il cherchait.