Il fit comme s’il n’avait pas entendu l’histoire des cadavres et plongea ses yeux d’or dans ceux du prisonnier :
— Tu veux vraiment t’en tirer ?
— Dépêchez-vous, ça durcit, remarqua Jones.
— Oui, dit Lim en se tortillant.
— Où se trouve le matériel de l’opération « Persuasion Invisible » ?
Le Chinois changea de couleur. Ses yeux fuyaient le regard de Malko et il resta sans répondre, le visage crispé de peur, un sourd gémissement sortant de ses lèvres parcheminées.
Malko n’insista pas. Il fit un signe à Jones. Le gorille jeta une pelletée de ciment sur la poitrine du prisonnier. Cela fit une longue coulée grise. Lim frissonna et appela Malko :
— Ils vont me tuer ! dit-il.
Malko haussa les épaules et eut un geste du menton vers le tonneau :
— De toute façon…
— Alors, souligna Jones, on y va ? Ça sèche.
Le Chinois ferma les yeux et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.
— Dans le hall, dit-il d’une voix imperceptible, il y a un grand cercueil en exposition, sur un socle. Vous soulevez le couvercle. Vous enlevez l’oreiller. Dessous, il y a une petite planche en bois de rose, pour soulever la tête du mort. Poussez-la vers l’avant. Le cercueil pivotera. Il y a un puits avec une échelle. Le laboratoire se trouve dix mètres en dessous.
— Il y a toujours quelqu’un ? demanda Malko.
— Toujours.
Chris Jones lâcha sa pelle.
— Qui est le chef de l’organisation à San Francisco ?
Le Chinois le regarda, surpris :
— Vous ne savez pas ? C’est la camarade Yang-si, le numéro Un.
— Où est-elle ?
— Au cimetière. Elle n’est pas sortie depuis plusieurs jours.
— Bien, dit Malko.
— C’est tout ce que vous voulez savoir ? demanda anxieusement le Chinois. Il faut me livrer à la police maintenant…
— Encore une chose, dit Malko. Pourquoi avez-vous tué Lili Hua ?
Le prisonnier baissa la tête.
— C’était un ordre. La camarade Yang-si m’aurait tué si j’avais refusé.
— Comment l’as-tu tuée ? demanda Malko en se forçant au calme.
Lim baissa la tête, puis, à voix basse, fît le récit de la mort de Lili. Malko sentit une boule monter dans sa gorge. Il demanda encore :
— Tu l’as torturée pour qu’elle parle, n’est-ce pas ?
Le Chinois baissa la tête sans répondre.
— Ordure, murmura Jones.
Malko vit trop tard son geste. À bout portant, Chris venait de lui tirer une balle de 45 derrière l’oreille. Le Chinois fut projeté en avant, dans un jet de sang et d’éclats d’os.
Il resta là les mains pendantes. La balle avait traversé le cerveau, le foudroyant.
— Il ne fallait pas, dit Malko d’une voix lasse. Cela ne ressuscitera pas Lili et il aurait pu parler, nous apprendre encore beaucoup de choses.
— Pardonnez-moi, dit Jones. Ça a été plus fort que moi. Et j’ai l’impression que des vivants, on va en piquer quelques-uns…
— Nous ne pouvons pas laisser ce cadavre là, dit Malko et il est difficile de l’apporter à la police.
Jones proposa :
— Il y a qu’à le remettre dans son tonneau. C’est plus prudent que de le laisser ici. Ça pourrait donner l’éveil. Et, au point où ça en est…
Malko approuva :
— Allez, finissons-en, dit-il.
Jones et Brabeck prirent le corps et le renfoncèrent à grand-peine dans le tonneau. Le ciment était presque dur. Milton rentra les bras du Chinois en pesant sur ses épaules et sur sa tête, tandis que Jones versait les dernières pelletées. À l’écart, Malko fumait une cigarette. Il enviait l’indifférence des deux gorilles.
Avec sa truelle, Jones égalisa la couche sur le dessus du tonneau. On ne voyait plus rien.
Il plaça le couvercle et l’enfonça à petits coups avec le manche de la truelle.
— Où le met-on ? demanda Jones.
— Sous l’appontement, dit Malko. Faites-le rouler jusqu’au bout. Il y a assez d’eau et de toute façon, il s’enfoncera dans la vase.
Les deux gorilles s’arc-boutèrent pour faire basculer le tonneau, puis le poussèrent en évitant les lattes trop pourries.
Sur l’appontement, Milton, en manches de chemise, éternua.
— Tu vas prendre froid, remarqua Chris Jones.
C’est vrai, l’air était frais. Les lumières de l’aéroport brillaient doucement à droite et la mer clapotait à leurs pieds. Un décor idyllique pour amoureux.
— Go.
D’un seul élan les deux gorilles poussèrent. Le tonneau fit un plouf sourd et un peu d’eau gicla sur le wharf. Jones se pencha. Des cercles concentriques disparaissaient lentement. Il n’y avait même pas de bulles. L’eau noire s’était refermée sur le sinistre colis.
Jones nettoya rapidement les traces de ciment. Cinq minutes plus tard, les trois hommes roulaient vers San Francisco.
CHAPITRE XV
Milton Brabeck en croque-mort, était parfait. Il avait endossé une tenue grise et une casquette de la même couleur et son visage avait un air de respectabilité affligée. Pourtant, au volant de son corbillard « Cadillac » noir, il ne pouvait s’empêcher de lorgner les jolies passantes. Ce qui nuisait un peu à sa composition.
Dans le fourgon jumeau, Malko, revêtu de la même tenue, conduisait, son pistolet extra-plat à portée de la main. Les deux Cadillac dont l’arrière normal avait été remplacé par un fourgon tôle, pouvaient contenir chacune près d’une dizaine de cercueils. C’était d’ailleurs les véhicules officiels pour ce genre de transport.
Chris Jones guidait le convoi dans une Ford noire, son colt 38 sur les genoux.
L’expédition s’était décidée la veille, après avoir eu l’accord de l’amiral. Le cimetière était cerné depuis l’aube par le F.B.I. et la police de San Francisco. Mais Mills avait demandé à Malko de tenter de s’emparer des faux morts avant la perquisition officielle. Pour plusieurs raisons. D’abord, dans la bagarre, ils pouvaient disparaître ou être tués. Ensuite, il préférait qu’ils tombent discrètement entre les mains de la C.I.A. De toute façon, un émetteur radio était dissimulé dans la Ford de Chris. Son micro ultrasensible lui permettait d’enregistrer tous les bruits à cent mètres à la ronde. En cas de coup dur la police interviendrait en deux minutes. Malko avait pensé qu’en croque-mort, ses cheveux blonds cachés par la casquette, il serait moins voyant.
Ils arrivèrent à la grille du « Jardin des Multiples Félicités » vers huit heures du matin et entrèrent lentement.
Le petit convoi s’engagea dans l’allée principale menant au centre d’embaumement à travers les massifs odorants de rhododendrons et les multiples plaques disséminées dans les pelouses. Le « Jardin des Multiples Félicités » couvrait plusieurs hectares, la surface d’une grande colline.
Le bâtiment blanc apparut. Chris Jones arma discrètement son colt.
Les trois véhicules se rangèrent doucement devant le portail.
Chris sortit de la Ford. Les deux « chauffeurs » restèrent à leur volant.
Un petit Chinois habillé à l’européenne était déjà sur le pas de la porte.
— Nous sommes de la Pacific Interline Corporation, nous venons chercher les corps des honorables disparus, annonça Jones. L’Atatsou lève l’ancre à midi.
Le Chinois jeta un coup d’œil aux corbillards et ouvrit la porte.
— Les corps sont dans les cercueils, dit-il. Combien avez-vous d’hommes avec vous ?
— Deux, répondit Chris.
— Cela suffira. Suivez-moi.
Chris fit signe à Milton et à Malko. Ils descendirent avec componction de leurs fourgons. Jones n’avait pu se résoudre à se défaire de son colt qui faisait une bosse indécente sous la blouse grise de croque-mort. Les yeux baissés, il passa devant le Chinois.