Cette fois son visage était encore plus sévère que d’habitude. De son bureau, il regarda Malko s’approcher. La pièce était d’une simplicité monacale. Les murs en boiseries unies ne portaient aucune gravure. Dans un coin un classeur gris renfermait des secrets qui pouvaient faire trembler l’Amérique.
Un petit projecteur, encastré dans le plafond, éclairait le bureau, sans un papier.
— Asseyez-vous, dit Mills.
Sa voix avait l’intonation impersonnelle d’un robot. Généralement, ceux qui entraient dans ce sanctuaire n’en étaient que plus mal à l’aise.
Mais l’amiral n’impressionnait pas Malko. Après la poignée de main sèche du chef de la C.I.A., il s’assit dans un des deux grands fauteuils de cuir très bas en face du bureau, et attendit.
Pendant trente secondes on n’entendit plus que le ronronnement du climatiseur. Puis l’amiral rompit le silence, en se grattant la gorge.
— Mon cher S.A.S., commença-t-il, j’ai sur les bras un problème qui m’empêche de dormir.
Malko était surpris. Mills semblait nerveux et hésitant. Ce n’était pas dans sa manière.
— Je vous écoute, dit-il.
— Bien entendu, il s’agit d’une question ultra-secrète.
— Bien entendu.
Mills baissa la voix avec respect.
— Le président lui-même m’a téléphoné ce matin. Il compte sur moi. Ses conseillers nagent.
Il eut une esquisse de sourire. Malko savait qu’il haïssait en bloc tous les politiciens. Mais d’habitude Mills était plus direct.
Que diable cachait cet air soucieux ?
Malko avait horreur de se trouver dans cette ambiance de secrets d’État. Cette fois, Mills lui avait téléphoné lui-même dans sa villa de Poughkeepsie, dans l’Etat de New York, et lui avait demandé de venir d’urgence à Washington. Malko savait parfaitement que l’autre aurait été capable de le faire venir de force, s’il avait vraiment besoin de lui.
La réfection de son château engloutissait des sommes fabuleuses. D’autre part, il savait qu’on ne donne pas congé à la C.I.A. comme à un employeur ordinaire. Sa mémoire phénoménale, dont on lui faisait tant de compliments aujourd’hui, serait la meilleure raison de le faire disparaître s’il décidait de plaquer l’Agence. En dix ans, S.A.S. avait appris beaucoup trop de choses.
Car Malko, prince authentique aux titres prestigieux – Chevalier de l’Ordre Souverain de Malte, Chevalier de droit de l’Ordre de l’Aigle Noir, Prince du Saint Empire Romain germanique, entre autres – n’était qu’un contractuel de luxe à la C.I.A. Grâce à sa mémoire prodigieuse – il s’en servait notamment pour parler des langues peu répandues – à son charme et à sa distinction, il avait rempli un grand nombre de missions où la force brutale avait échoué. Quand même impressionnés par ses titres, ses collègues de la C.I.A. l’appelaient S.A.S., c’était plus court que Son Altesse Sérénissime.
La C.I.A. était un organisme énorme et complexe qui employait surtout des professionnels à cent pour cent mais parfois aussi des « extra ». C’est pour cela que Malko avait pu y faire son trou. Car il n’avait rien d’un espion de métier, d’un besogneux de la mitraillette. Parfois, ses imprudences d’amateur et sa désinvolture de prince faisaient grincer des dents ses employeurs, habitués à plus de rigueur.
Mais Malko, tel qu’il était, obtenait des résultats. C’était un fait. Souvent par des méthodes peu orthodoxes, mais il les obtenait.
Lorsque les huiles de l’Administration reprochaient aux chefs directs de S.A.S. d’employer un agent aussi dilettante, ceux-ci avaient d’ailleurs beau jeu de répondre que l’affaire de la Baie des Cochons et la révolution de Saint-Domingue avaient été montées par des techniciens confirmés, des superespions, sérieux et tout, eux. On connaissait le résultat : à Cuba, on avait frôlé la guerre mondiale et à Saint-Domingue, les U.S.A. s’étaient fait vomir par tous les pays civilisés. « Parfois, disaient les patrons de S.A.S., il vaut mieux un amateur de génie qu’un spécialiste borné. »
Et on continuait à employer Malko.
Paradoxalement, le fait de consacrer toutes les sommes qu’il gagnait à la réfection de son château historique, permettait à S.A.S. d’être l’agent le mieux payé de la C.I.A. Les Américains, qui ont un respect infini pour le moindre caillou de plus de dix ans d’âge, se sentaient une âme de mécène en payant Malko pour ses bons et loyaux services.
Quelque chose de plus subtil jouait encore en sa faveur : les chefs de la C.I.A. étaient souvent des, hommes instruits et cultivés et éprouvaient des complexes à être toujours en rapport avec des tueurs et des barbouzes subalternes et vulgaires. La présence de Malko rehaussait le standing de la C.I.A. Qu’un prince autrichien dont les ancêtres avaient guerroyé aux Croisades daignât se mêler à ces jeux de mains et de vilains montrait bien que la C.I.A. menait le bon combat.
Et c’était si reposant de trouver quelqu’un qui se servait de son cerveau. Au fond, la C.I.A. avait parfaitement raison d’être reconnaissante à Malko de travailler pour elle. Malko aurait été beaucoup plus à sa place dans son château, un verre de vodka fine à la main et de jolies femmes autour de lui, que dans l’immeuble glacé du contre-espionnage.
Il y était pourtant, jusqu’au cou.
De ses yeux perçants l’amiral dévisageait Malko. Celui-ci plongea ses yeux d’or dans ceux de son supérieur hiérarchique. Il y eut un duel silencieux puis le chef de la C.I.A. dit :
— Je vais vous faire rencontrer la personne qui sait tout du problème qui nous intéresse.
Il appuya sur une sonnette placée sur son bureau et attendit. Malko ne l’avait jamais vu si tendu.
Au bout d’une minute, les verrous de la porte cliquetèrent et un inconnu, vêtu d’un complet clair, entra dans le bureau.
L’homme regarda Malko. Il avait la quarantaine, un visage légèrement couperosé et l’air sportif. Ses yeux n’avaient aucune expression quand il parla. On aurait dit un poisson mort.
Mills désigna Malko de la tête.
— Le prince Malko, que nous appelons aussi S.A.S., ajouta-t-il en souriant, est un de nos meilleurs agents. Vous pouvez avoir confiance en lui comme en moi-même.
L’amiral Mills se rassit derrière son bureau, se gratta la gorge et dit :
— Mon cher S.A.S., je ne vous présente pas ce gentleman. Pour des raisons de sécurité. Il appartient à une de nos plus importantes agences fédérales.
Malko ne sourcilla pas. Le cloisonnement est la règle d’or des Services de Renseignements. L’inconnu sentait le F.B.I. à plein nez. Il se contenta d’esquisser un sourire, puis croisa les mains sur ses genoux et commença à parler sans regarder Malko.
— Nous nous trouvons devant un problème dont la solution nous échappe pour l’instant, dit-il d’une voix froide ; depuis quelque temps, nous nous heurtons dans notre propre pays à un phénomène inexplicable et inquiétant au plus haut point. Vous avez entendu parler des manifestations procommunistes qui se sont déroulées dans l’Ouest ces temps-ci ?
Malko opina de la tête. On ne lisait que cela dans les journaux.
— Bien. Nous pensions que c’était le fait de quelques exaltés. Jusqu’à ce qu’on nous signale que des gens normalement insoupçonnables y participaient. Des anciens combattants par exemple, dont le patriotisme semblait à toute épreuve. Vous avez dû lire qu’il y a quinze jours des manifestants ont attaqué la mairie de South San Francisco. Ils voulaient lyncher le maire. La police a dû tirer. Il y a eu sept blessés ! Le F.B.I. a commencé une enquête et a fait effectuer un sondage d’opinion dans la région des troubles, c’est-à-dire, San Francisco, Oakland et les alentours. Les résultats ont été effarants : près de 20 % des gens interrogés ont fait de véritables discours de propagande communiste à nos agents !