Malko interrompit d’un geste.
— Ne s’agit-il pas d’anciens prisonniers de la guerre de Corée ou de gens ayant été endoctrinés à l’étranger ?
L’inconnu secoua la tête.
— Impossible. Nous avons vérifié. Nous travaillons depuis sept mois sur cette histoire. Certains de ces « néocommunistes » ne sont jamais sortis de leur quartier. La plupart avaient une solide réputation anticommuniste jusqu’à une période récente. Or, nous n’avons pu retrouver la trace d’aucun agent – en supposant qu’un agent ait pu faire ce travail – d’aucune propagande. Ces gens sont devenus les ennemis de l’Amérique d’un coup de baguette magique. Et on ne trouve aucune explication. Imaginez qu’aux prochaines élections ils élisent un communiste comme gouverneur de l’État et qu’une fois élu, ce gouverneur déclare le parti communiste légal[4] ?
Cette fois Malko comprenait l’inquiétude de son vis-à-vis.
— Il n’y a aucun point commun entre eux ? demanda-t-il.
— Aucun. Si ce n’est qu’ils habitent la même région.
— Avant cette flambée, y avait-il un noyau communiste dans ce coin ?
L’inconnu haussa les épaules.
— Il y a deux ans, le F.B.I. avait recensé une vingtaine de sympathisants. La moitié a quitté l’État depuis et les autres se tiennent tranquilles. D’ailleurs à ce sujet, il y eut un incident symptomatique la semaine dernière. C’est un peu pourquoi je suis ici aujourd’hui.
Il baissa la voix comme si on pouvait l’entendre à travers les murs insonorisés.
— L’enquête avait été confiée à un homme de confiance, dans le service depuis vingt-deux ans. Il était sur place depuis six mois. Il est rentré à Washington l’autre jour. Il m’a déclaré qu’il ne voulait plus se charger de cette affaire. Qu’il pensait que ces gens avaient raison…
— Qu’en avez-vous fait ? demanda Malko.
— Il est en congé de maladie en ce moment après avoir subi tous les tests possibles et imaginables. C’est tout juste si on ne lui a pas démonté le cerveau. Tout ce que les toubibs disent c’est qu’il n’a pas été drogué.
— On peut le voir ?
— Nous n’y tenons pas. Il ne vous apprendrait rien.
Le ton de l’inconnu était à la fois sec et gêné. La tension monta brusquement dans le bureau. Malko réalisa à quel point les deux hommes étaient concentrés sur leur problème. Il relança la conversation. Ses yeux d’or à demi fermés, il réfléchissait.
— Aucun cas hors de la zone dont nous avons parlé ?
— Non. Et c’est curieux. Cette zone est délimitée par un cercle d’une trentaine de kilomètres de diamètre, dont le centre se trouverait à South San Francisco. Les gens deviennent fous là-dedans, se livrent à une propagande communiste, se réunissent en cellule et agissent comme si le gouvernement légal n’existait pas.
L’homme tira une feuille de papier de sa poche et lut :
— Par exemple, à South San Francisco, ils ont cassé toutes les vitres à la mairie ; à Oakland, ils ont brûlé un drapeau américain à l’entrée du Bay Bridge Freeway ; à Monterey, un groupe de manifestants a défilé pendant deux heures en brisant tout sur son passage.
Malko arrêta l’énumération d’un geste.
— Un instant, fit-il.
Le fait que cette contagion soit limitée à un cercle étroit était certainement un indice. Il ne voyait comment l’utiliser, mais il mettrait ça dans un coin de sa mémoire.
Comme tout le monde en Amérique, il avait suivi le déroulement de ces manifestations. D’après les journaux, il s’agissait d’exaltés et de beatniks qui meublaient leur désœuvrement.
Comme des Noirs avaient été mêlés à certaines de ces manifestations, on avait parlé d’émeutes raciales. Mais jusque-là, Malko n’avait jamais soupçonné qu’il pût exister une machination derrière ces troubles. Après tout, quelques mois auparavant, 30.000 personnes avaient bien défilé devant la Maison Blanche avec des drapeaux vietcongs pour demander la fin de la guerre au Vietnam.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda Malko, après un silence.
— Que vous trouviez la véritable cause de la volte-face de ces gens, dit l’inconnu. Jusqu’ici le public a lu le récit des troubles mais ne se demande pas pourquoi ils éclatent. Grâce à de sévères consignes données à la police de l’État et au F.B.I. nous avons pu éviter qu’on parle d’endoctrination systématique. Les journaux locaux nous ont aidés. Ils ne publient guère que les communiqués de la police. Aussi, pour le moment les gens croient à des manifestations dispersées comme il y en a eu dans l’Est.
L’homme se pencha en avant, les yeux durs.
— Mais cela ne durera pas. Qu’il y ait quelque chose de plus sérieux et la vérité va éclater. Nous avons déjà dû demander à Life Magazine de reculer une enquête sur ces événements, dans l’intérêt du pays. Sans leur expliquer pourquoi. Il ne faut pas compter indéfiniment sur leur silence. Voilà. L’amiral Mills m’a dit que vous pourriez réussir là où le F.B.I. a échoué jusqu’ici. Je le souhaite sans trop y croire. Mais nous ne pouvons négliger aucune chance.
Sur ces paroles encourageantes, l’inconnu se leva, serra la main de Malko et sortit.
L’amiral Mills regarda fixement son interlocuteur.
— Notre ami n’est pas exagérément pessimiste, dit-il.
Cette affaire doit trouver une solution rapide. Sinon, c’est la catastrophe.
Le ton irrita un peu Malko.
— C’est gentil d’avoir pensé à moi, dit-il, mais je ne travaille pas avec une boule de cristal. Comment pourrais-je résoudre cette énigme alors que le F.B.I. a déjà passé le coin au peigne fin ?
L’amiral prit l’air franchement mauvais.
— Écoutez, S.A.S., fit-il. Je comprends que cette mission ne vous enchante pas. Mais c’est justement votre boulot. Si c’était facile j’enverrais une poignée de gorilles. On a trouvé le moyen de « laver » le cerveau de nos concitoyens. C’est la menace la plus grave à laquelle nous ayons jamais eu à faire face. Comme vous le savez, la C.I.A. n’a pas le droit d’agir à l’intérieur des frontières américaines. Je ne peux donc engager officiellement le Service. Vous êtes condamné à travailler en franc-tireur.
— Mais, enfin, dit Malko, vous avez bien une piste, un indice à me donner ?
— Rien, fît l’amiral.
Malko se sentait devenir nerveux.
— Vous êtes sûr, insista-t-il, qu’il ne s’est rien produit d’anormal dans cette région, susceptible d’avoir un rapport avec notre « épidémie » ?
Mills semblait excédé.
— Il y a eu une découverte curieuse, il y a quelque temps. Mais cela n’a aucun rapport avec notre problème.
— Racontez quand même, demanda Malko.
À regret l’amiral s’exécuta. À un autre que S.A.S. il n’eût même pas répondu.
Il raconta l’histoire de Jack Links, et celle du document que la C.I.A. lui avait demandé de déchiffrer.
— Un homme a tout le dossier de cette affaire, conclut Mills. C’est le major Fu-Chaw, chef du Service des Renseignements de Formose pour l’Ouest des États-Unis. Malheureusement il n’en a rien tiré jusqu’à ce jour, sinon une traduction sans intérêt. Allez le voir si vous y tenez absolument. Je vais le faire prévenir.
Malko, enfoncé dans son fauteuil, réfléchissait profondément. Il tendit un index accusateur vers Mills.
— Vous avez tort, amiral, dit-il. Votre grimoire chinois a peut-être bien un rapport avec l’épidémie.
4
Aux U.S.A. le parti communiste n’est pas illégal à proprement parler, mais interdit, car ses statuts sont incompatibles avec la constitution américaine.