— Je ne le dirai à personne, promit-il.
— Bon, dit-elle rapidement. Mais je vous attendrai dans le hall. Je n’ose pas aller au bar toute seule.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Malko.
— Li Li Hua. Les Américains m’appellent Lili.
Tout en parlant, elle avait préparé les papiers de la voiture.
— Je n’ai qu’une Ford Mustang rouge à vous donner, s’excusa-t-elle. Mais elle est toute neuve.
— Va pour la Mustang.
En prenant les papiers, la main de Malko effleura la sienne. Elle ne la retira pas et un agréable courant électrique parcourut le dos de Malko. Si ce qu’on disait de Tahiti était vrai…
Modeste, il ne se faisait pas trop d’illusion sur le charme de ses yeux dorés. Mais il parlait français. Dès qu’il avait adressé la parole à Lili dans cette langue, elle avait abandonné son anglais hésitant avec une joie évidente. Après avoir vécu à Tahiti, elle devait être complètement perdue à San Francisco et Malko était, pour elle, un envoyé de la Providence.
Il sourit à part lui en se disant que même ici, en pays ami, il était un homme seul. La C.I.A. n’existait pas officiellement et le F.B.I. ne le verrait sans doute pas d’un très bon œil. Mais de toute façon, il avait l’habitude de travailler en franc-tireur. Souvent c’était même un avantage, d’autant plus qu’en cas de vrai coup dur il pouvait faire appel au F.B.I. ou à la police de l’État. Bien qu’agent « noir » de la C.I.A., il disposait en réalité d’un pouvoir étendu ; il suffisait d’un coup de fil à l’amiral Mills.
Il serait d’ailleurs forcé de prendre contact avec l’antenne locale et officieuse de la C.I.A. Précisément pour communiquer avec Mills. Eux seuls disposaient de téléphones qui codaient automatiquement les communications au départ, et les décodaient à l’arrivée.
Malko roulait sur le Bayshore Freeway vers la ville, avec à sa droite la baie. Si on imagine une gueule ouverte, la ville de San Francisco se trouve sur la mâchoire inférieure et le célèbre pont de la Golden Gate relie la mâchoire inférieure à la mâchoire supérieure. L’intérieur de la gueule, c’est la baie et l’extérieur, le Pacifique.
Malko savait où il allait. Il avait retenu une chambre à l’Hôtel Mark Hopkins, le plus chic de San Francisco, au sommet de Nob Hill.
Il n’était pas venu à San Francisco depuis une dizaine d’années mais sa mémoire étonnante lui fit retrouver California Street dans le dédale d’autoroutes suspendues qui s’entrecroisaient au-dessus du centre de la ville. Après il n’y avait plus qu’à suivre un des petits tramways à câble…
Le hall pompeux et vieillot du Mark Hopkins n’avait pas changé. Tous les samedis soirs il y avait des bals de société où les élégantes en robe longue s’amusaient à arriver en tramway. La chambre coûtait 32 dollars. Elle était, il est vrai, au 24e étage, et faisait partie de la suite impériale.
— Monsieur Malko Linge ?
Le réceptionnaire avait vu la fiche de Malko.
— Oui.
— Il y a un message pour vous.
Il lui tendit une enveloppe. A l’intérieur une seule phrase : « Contactez d’urgence Richard Hood à Murray Hill 6-7777. »
Malko appela d’une cabine dans le hall. Le numéro correspondait au standard de la police de San Francisco. On lui passa Richard Hood.
— Bienvenue dans notre ville, fit celui-ci d’une voix éraillée ; je ne sais qui vous êtes mais j’ai l’ordre de vous traiter comme si vous étiez la petite amie du gouverneur. Alors je vous envoie une bagnole dans une demi-heure, pour votre premier bal.
— Pardon ? fit Malko.
L’autre coassa.
— Oui. Ces fumiers de « Vietnick » ont une manifestation prévue tout à l’heure. Et on doit les laisser faire. Au nom de la démocratie. Quand j’étais en Corée on ne faisait pas tant d’histoires. Maintenant, il paraît que ces enfants de salaud sont protégés par la Constitution. Enfin…
Malko expliqua à son interlocuteur qu’il était plus discret d’aller au siège du Police Department.
Il avait juste de temps de se changer.
La vieille Plymouth sentait la sueur et le cuir trop graissé. Coincé entre la porte crasseuse et un marshal[5] rebondi et bardé de cartouchières qui fumait un cigare acheté d’occasion, Malko souffrait mille morts. Son complet n’était déjà plus qu’un chiffon.
À l’avant, deux flics dormaient la bouche ouverte, leur casque doré sur la tête. Une carabine Winchester 30/30 était suspendue au-dessus d’eux. De longues matraques de bois noir pendaient à leur côté. Les trois hommes appartenaient à la police de San Francisco.
La voiture de patrouille était arrêtée depuis plus d’une heure dans le centre de South San Francisco, au coin de Chesnut Boulevard et de Hillside Avenue, à une dizaine de milles du centre. Malko remarqua in petto qu’ils se trouvaient en plein dans la zone de « contamination » définie par l’amiral Mills.
À droite on entendait le bruit du freeway. La radio de la voiture grésillait doucement. Les montagnes empêchaient de capter les émissions du quartier général de la police.
Soudain, le gros flic à côté de Malko se secoua comme un éléphant heurté par une balle de gros calibre. La radio crachait :
« Attention, toutes les voitures de patrouille. À l’angle de la 79e et de Broadway, une Buick blanche 53 ou 55 avec quatre hommes à bord a jeté un cocktail molotov sur des policiers…»
Réveillé d’une bourrade, le conducteur mit le moteur en marche.
— C’est pas dans mon coin, grommela-t-il.
— Pleure pas, ça va venir, ricana le marshal assis près de Malko.
Il éteignit son cigare sur son casque et mit soigneusement le mégot dans sa poche de poitrine. Puis il vérifia le chargement de son énorme Smith et Wesson. Comme pour lui donner raison, la radio éclata soudain en phrases hachées.
« Attention, toutes les voitures. Aidez les pompiers. On leur tire dessus avec des fusils de chasse… Attention, attention, quatre suspects dans une Buick jaune au coin d’Hickory de la 106e… Ils essaient de tirer sur les pompiers…
« Attention, toutes les voitures. Des manifestants noirs ont mis le feu à plusieurs boutiques entourant le Civic Center. »
Il y eut une courte pause puis la voix du dispatcher reprit :
« Toutes les voitures, voulez-vous vous diriger dans la zone de la 55e et de South Broadway. Gros incendie allumé par les manifestants qui tirent sur les pompiers à travers la fumée. »
Le flic assis à côté du conducteur décrocha le fusil.
— Nom de Dieu, fit-il entre ses dents. Et comment qu’on y va !
La voiture démarra dans une secousse, avec la sirène et le feu clignotant du toit en marche. Deux blocs plus loin, ils faillirent emboutir une voiture de pompiers qui fonçait à travers le carrefour. Son pare-brise portait le trou rond étoilé, caractéristique d’une balle…
Au loin, on entendait d’autres sirènes, pompiers ou police. Le flic assis à l’avant arma la carabine 30/30 et passa le canon par la glace baissée.
— Le premier qui ne lève pas les mains assez vite, je l’allonge, annonça-t-il.
La radio parla de nouveau.
« Toutes les voitures. Des suspects remplissent des bouteilles d’essence à la station Mobil, Arson Street. Code deux…»
— Nom de Dieu de nom de Dieu, répéta le flic au fusil.
Ils doublèrent un camion de pompiers qui leur firent des signes joyeux. Et brusquement ils se trouvèrent en plein cœur de l’émeute. C’était normalement une rue calme et commerçante.
Des boutiques brûlaient, des deux côtés de la rue. Comme dans toute la Californie, les bâtiments étaient en bois et il suffisait d’y verser un peu d’essence. De longues colonnes de fumée noire montaient dans le ciel.