La voiture stoppa en travers du carrefour. Le flic au fusil mit pied à terre.
Au même moment, un groupe de manifestants surgit derrière eux venant d’une rue transversale. En tête marchait une femme portant un drapeau vietcong jaune frappé d’une étoile noire, grand comme un drap de lit. À côté d’elle, deux hommes tenaient une banderole avec, en lettres rouges : À bas Nixon, le fauteur de guerre.
Le flic au fusil ne fit qu’un bond. L’arme à la hanche, il marcha au-devant des manifestants. Les deux autres dégainèrent leur pistolet et ouvrirent les portières.
— Dispersez-vous immédiatement, hurla le flic au fusil. Et il leva son arme.
Les manifestants continuèrent à avancer. À travers le pare-brise, Malko aperçut leurs visages décidés. Le policier au fusil hésita une seconde de trop à tirer. Un homme empoigna son arme par le canon, la lui arracha, d’autres le bousculèrent, le piétinèrent, et il disparut dans la mêlée. Puis les premiers rangs se remirent en marche vers la voiture. Les deux flics tirèrent en l’air, en même temps. Ce ne fut pas suffisant. En quelques secondes les manifestants furent sur la voiture. N’osant pas tirer sur ces gens sans armes, les deux flics rentrèrent dans le véhicule pour se protéger, bousculant Malko qui se préparait à en sortir.
Il sentit la voiture tanguer, se soulever et tenta d’ouvrir la portière de son côté, prêt à affronter les émeutiers, mais n’en eut pas le temps. Dans un grand froissement de tôles, la Plymouth bascula sur le toit, avec Malko et les flics.
Il y eut un violent brouhaha autour de la voiture renversée. Les émeutiers donnaient des coups de pied dedans, criaient des injures. Malko entendit l’un d’eux hurler : « Laissez-les griller. » Le policier de l’avant bougea et brandit son 45, tirant à travers la glace baissée. Il y eut un cri et la foule s’écarta brusquement. Le flic tira encore. Cette fois les manifestants s’enfuirent, emportant un homme blessé.
Malko risqua un œil. Le flic au fusil était étendu au milieu du carrefour, mais l’arme avait disparu. Le visage du policier était méconnaissable, broyé comme si on l’avait écrasé à coup de batte de baseball. Mais il bougeait encore faiblement.
Soudain, un choc sourd fit résonner la carrosserie. Une lourde pierre ricocha par terre. Cette fois, un des flics tira au jugé, dans la direction d’où elle était venue. Malko aperçut une ombre au coin d’une maison.
Encore étourdi, il cherchait à sortir de la voiture à quatre pattes. Il rentra précipitamment la tête quand une autre pierre fit voler le pare-brise en éclats et l’aspergea de débris de « Triplex ». Deux jeunes gens les lapidaient, accroupis derrière une boîte postale. Un des policiers tira et ils s’enfuirent.
— Attendez, on va demander du secours, fit le conducteur.
Il tripota sa radio et parvint à la remettre en marche. Aussitôt il empoigna le micro.
— Toutes les voitures, toutes les voitures. Trois patrolmen en mauvaise posture, coin d’East Jefferson et 103e rue. Demandons aide immédiate…
Il répéta deux fois son message. Malko commençait à trouver le temps long. Si les autres énergumènes revenaient, il risquait de griller comme un poulet, sans jeu de mot.
Comme pour lui donner raison, une voiture descendit la rue, et les contourna à toute vitesse. Malko aperçut un bras sortant de la portière qui jeta un objet vers eux. Il eut le temps de voir une bouteille de bière au goulot enflammé et il y eut une explosion, quand elle toucha le sol : c’était un cocktail molotov.
— Toutes les unités, répéta la radio, venez en aide à une voiture au coin d’East Jefferson et de la 103e rue. Je répète !
Rien ne se passa pendant dix minutes. Les manifestants s’étaient évanouis.
Les hurlements de plusieurs sirènes surgirent du fond de Jefferson Street. Ils se rapprochèrent rapidement et quatre voitures de police stoppèrent à côté de la Plymouth retournée, bourrées de flics. Ils prirent position aux coins du carrefour, tous armés de carabines 30/30 et gantés de cuir. Beaucoup avaient le visage noirci de fumée ou marqué de blessures légères.
Malko rampa hors de la voiture, suivi des deux policiers.
Une poigne solide l’aida à se relever. Un sergent de la police, les sourcils brûlés et une estafilade sur la joue, le regardait, l’œil soupçonneux.
— Qu’est-ce que vous faisiez là, vous, demanda-t-il sans ménagement.
— Ça va, ça va, il est OK, coupa le gros flic qui avait été assis près de Malko. Il a dégusté autant que nous.
Le carrefour grouillait maintenant d’uniformes. Un capitaine, avec une énorme moustache et des yeux bleus proéminents sous son casque doré, le pistolet à la main, commandait, d’une Ford hérissée d’antennes. Malko alla le trouver, accompagné de son garde de corps.
— Où pourrais-je trouver Richard Hood, demanda-t-il.
Le capitaine haussa les épaules.
— La dernière fois que je l’ai vu, il était en train d’identifier des suspects dans le jardin de l’école des filles, derrière le Civic Center. Il doit y être encore, s’il n’a pas eu une attaque… Cette voiture-là y va, si ça vous intéresse.
Malko monta dans une voiture où se trouvaient déjà quatre policiers. Cette fois, deux fusils pointaient par les glaces baissées.
A un moment, la voiture stoppa brusquement. En travers de la route, il y avait un panneau de bois appuyé à une pierre où était écrit à la peinture noire : Cops, turn left or get shot![6]. Les flics se regardèrent et la voiture fila à gauche. Pas de risques inutiles.
— Ces types sont fous, remarqua le conducteur.
Une haie de voitures de police bloquait le Civic Center et filtrait tous les arrivants. Une trentaine de suspects étaient étendus, face contre terre, comme des cadavres, en attendant d’être fouillés et interrogés. Dans un coin, deux corps avaient été roulés dans une couverture, près d’une station-wagon renversée et criblée de balles.
Escorté d’un flic-mastodonte, Malko finit par trouver Richard Hood.
Un cigare vissé à la bouche, bedonnant, de grosses lunettes cerclées de métal, une chemise impeccablement repassée, l’air dur, il était plus vrai que nature.
Assis derrière une table, il faisait défiler les suspects devant lui, leur posant de brèves questions. Malko se présenta. Richard Hood grogna.
— Restez près de moi. Vous allez vous faire une idée du merdier dans lequel nous sommes.
Il lui tendit une feuille de papier :
— Regardez ce qu’ont fait ces cinglés. Seize flicards blessés, dont deux grièvement. Trois morts chez les manifestants. On ignore le nombre de blessés, car ils ont été emportés par leurs amis. Et plus d’une vingtaine de maisons incendiées. Parce que tout ça s’est passé surtout dans un coin où tout est bâti en bois.
— Mais pourquoi ?
— Ils manifestent pour la paix. Quand on a voulu les en empêcher, ils ont commencé à mettre le feu partout et même à tirer sur nous ou les pompiers. Tout ça au nom de la liberté d’expression. Tenez, vous voyez un homme en manches de chemise, assis sur un banc.
Il retira son cigare pour hurler :
— Sam !
Un grand flic fendit la foule et s’arrêta devant le chef de la police, la casquette sur la nuque.
— Sam, dit Hood, prend ce gentleman et conduis-le au type qu’on a bouclé dans la petite pièce.
Sam fit signe à Malko de le suivre. Ils traversèrent le préau et arrivèrent devant une porte où veillaient deux policiers armés de carabines.
— On vient voir votre protégé, fit Sam, sinistre.