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« — Bon, ai-je murmuré, je ne sais pas comment on va pouvoir goupiller ça, mais on va toujours essayer. »

Il ne m’a pas dit merci. Il était comme foudroyé, M. Blanc.

* * *

C’est dans le taxi que je me suis mis à phosphorer pour de bon, à essayer d’être efficace malgré la décision de merde que nous venions de prendre. Je me disais que si ça foirait un jour, le monde entier crierait qu’on avait voulu épargner la fille d’un des grands patrons de la Rousse ! Et alors, on répondrait quoi, tu peux me dire ? Ça coulait tellement de source. J’en frissonnais rien que d’y penser. Mais baste ! fallait se cramponner à sa conscience et laisser flotter les rubans de la mariée.

« — Passe-moi tes notes, grand con ! »

Je me suis mis à lire le résumé de la déclaration recueillie comme des lèvres d’une mourante. C’est vrai que, quelque part, elle était en agonie, Emeraude. J’avais moins honte de l’épargner.

Il résultait de ses dires qu’un an auparavant, elle s’était liée d’amitié avec un garçon nommé Hervé Cunar, beau gosse aux idées avancées qui l’avait endoctrinée. Il parlait d’or et elle avait mordu à ses théories fumeuses. C’est lui qui lui avait révélé que son père avait des mœurs spéciales. Incrédule au début, elle n’avait pas eu trop de mal à obtenir la preuve d’une chose que l’amour filial lui avait toujours masquée. Dès lors, elle s’était mise à mépriser son géniteur et, quand une fille méprise son père, c’est l’humanité entière qu’elle hait.

Emeraude avait adhéré au mouvement clandestin de Cunar.

Beau travail de sape ! J’en lisais clairement le canevas. Il était aisé de suivre le cheminement de ceux qui souhaitaient s’assurer le concours de la fille d’un haut fonctionnaire de la police. Au début, on avait laissé mariner Emeraude dans ses désillusions, ses ressentiments. Il fallait qu’elle aigrisse doucement avant de devenir coopérante, comme aigrit le bon vin dans lequel on a plongé la mère du vinaigre. Ponctuée d’une habile propagande accompagnée des intenses moments d’amitié indispensables. Quelques joints pour les soirées fortes. Un peu de sexualité sur le tout ! Bientôt elle était prête. L’opération Mort aux Vaches était décidée… Tuer du flic de rue ? Elle était à ce point « gonflée » de révolution tout azimut que cela lui a paru la moindre des choses. Lorsque tu es en état second, dopé par des enragés véhéments qui bousculent tes sentiments, tes croyances, tes plus simples notions humaines, tu marches.

Elle a marché. Ça restait abstrait.

Son rôle ? Modeste. Puisqu’elle était dessinatrice, c’était à elle d’écrire les messages à la presse, de son écriture pour travaux d’architecture. Second temps ? Puisqu’elle était fille d’huile de poulets, savoir ce qu’on pensait de l’« affaire » en haut lieu ; en suivre les développements dans la Rousse. Elle n’a pas eu de peine à faire jacter papa. Par lui, elle a été mise au parfum du piège Bérurier. Beau-Philippe en riait. Un délicat comme lui, tu imagines, le gros Dégueu, l’estime qu’il lui porte ?

Les gars de l’Organisation, prévenus, ont ourdi le canular. Humilier la police, c’était encore plus payant que de zinguer ses membres. C’est elle qui s’est fait fort d’aller coller le message dans le dos du gros lard. Et puis voilà. Pour cette pécore désœuvrée, rêveuse, insatisfaite, meurtrie par l’homosexualité de son dabe, tout cela ressemblait à une sorte de défi. A un jeu ; il faut avoir le courage de prononcer le mot. A un jeu barbare. Quatre flics butés, ça restait abstrait. Du football de table, en quelque sorte. La bataille navale ! Trivial pursuit !

Je lui ai demandé l’identité de ses compagnons « de lutte ». Hervé Cunar excepté, elle ne connaissait les autres que par leur prénom. La grande règle : seul le chef savait les coordonnées des « conjurés ». J’ai voulu en apprendre plus sur ledit chef, mais elle prétendait tout ignorer de cet homme. Hervé Cunar assurait la liaison entre eux et lui. Mais peut-être est-ce lui, le grand maître ?

Va falloir déblayer le terrain sérieusement.

Dans le taxi, je phosphorais comme une usine d’allumettes. Je me disais qu’après tout, c’était plutôt une sage décision de ne pas arrêter la gosse. Il convenait de la bloquer chez elle et d’attendre que « les autres » la contactent. On risquait de poireauter longtemps, mais si elle ne réapparaissait pas à son cours, ils finiraient fatalement par s’inquiéter d’elle.

Tout s’est organisé dans ce champ de manœuvres qu’est mon cerveau. On s’est pointés chez les parents morts d’inquiétude pour leur déballer la belle fable évoquée plus avant.

* * *

— N’est-ce pas, cher San-Antonio, que tout va bien ? répète encore le bellâtre en tentant une nouvelle fois d’enserrer l’épaule de sa gosse.

Mais comme naguère, elle le rebuffe.

— Il me semble, oui, confirmé-je.

— J’y pense ! Vous n’avez pas déjeuné ?

— Ce n’est pas un problème dans notre profession, vous ne l’ignorez pas, monsieur le sous-directeur.

— Tatata, il lance (par vocation profonde), mon épouse va aller en cuisine vous faire préparer un en-cas pour tous les trois.

— Je n’ai pas faim, fait Emeraude.

Et, à moi, sans me regarder :

— Je peux aller dans ma chambre ? demande-t-elle.

— En compagnie de l’inspecteur Blanc, mademoiselle, si vous le voulez bien.

— Oh ! elle n’est pas raciste, lâche le con de père ; ce serait plutôt le contraire.

Soupir ! Il prendrait, pour un peu, Jérémie à témoin du non-racisme de sa grande, et peut-être s’en excuserait-il auprès de lui ?

Ils sortent. Je conseille à Dumanche-Ackouihl de ne souffler mot de cette dernière aventure à quiconque, pas même au Vieux qui risquerait de remuer de la merde avec des pelles à tarte en argent massif.

— Non, non, cher commissaire, s’empresse l’autre pédoque, ravi. On bricole ça entre nous, n’est-ce pas ?

Rasséréné, il repart pour le burlingue. Moi, je reste seul avec Alberte. Elle me demande si un sandwich pain de mie jambon me conviendrait. J’assure que tout à fait. Et est-ce que du beurre me ferait plaisir ?

« Le beurre garde-le pour te lubrifier l’oignon quand je vais te sodomiser, grande cavale ! » lui réponds-je. Avec les yeux seulement, mais le message est reçu.

— Volontiers, madame.

Et puis, pouf ! je suis seul dans le salon moderne, élégant, sans trop de tapage. Bon goût. Des œuvres d’art pas encore surcotées mais qui gardent toute leur chance de l’être un jour. Des canapés de couleur miel. Des rideaux saumon. Le reste à lave-dents.

Je m’approche d’une statue très magrittienne qui représente un dentier dans une cage à oiseaux. Le tout en fer forgé. J’aime assez. Je préfère même à du Rembrandt.

Je décroche le bigophone et appelle le service des écoutes. J’achève de donner mes instructions lorsque Mme Dumanche-Ackouihl revient avec un plateau solidement garni. Outre le sandwich dont elle m’avait présenté le plan de construction, elle m’apporte une boîte de caviar de 50 grammes avec deux toasts et une salade de kiwis qui ferait facilement 23 points au scrabble, et beaucoup plus si tu disposes de cases comptant double ou triple.

— Mais c’est un festin !

— La bonne débouche une bouteille de bordeaux, perfectionne-t-elle.

Elle m’installe à une petite table de marbre noir et verre fumé. Puis s’assied en face de moi.

— Ainsi, vous voilà donc ! murmure-t-elle. Depuis le temps que je suppliais mon mari de vous amener à la maison…