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Moi, le boulot ne m’a jamais fait peur. Je pars de la certitude que, sans cette armature qu’est le travail, les hommes ne pourraient se supporter plus d’un mois. Le plus grand fléau de la société, c’est la cinquième semaine quand elle est prise à la suite des quatre premières. Un désœuvré est un neurasthénique qui s’ignore. L’oisif souffre d’une inguérissable leucémie. Rares sont ceux qui savent vraiment être fainéants à part entière. Qui possèdent suffisamment d’équilibre pour ne rien branler. J’en connais pourtant un, un vrai pro de la glanderie. Un qui se lève sans avoir rien d’autre à foutre que d’attendre qu’il soit l’heure de se recoucher. Il s’occupe de rien. Si de lui, ce qui revient au même. Il change de femme et de voiture très souvent. Il bouffe. Il s’invente. Se raconte à qui veut l’entendre. S’aime. Ça lui tient compagnie. Travailler lui semble profondément méprisable, infiniment subalterne, même que tu sois Lagardère, Tapie ou le roi de l’étain. Œuvrer est pour lui une tare, une indélébile souillure. Parfois je le regarde ne rien faire. J’admire le travail que ça représente ! Dans le fond, il bâtit une œuvre, ce gus : sa paresse. Faut pouvoir ! Ça implique de la maîtrise, de la persévérance. La foi ! Il a foi en sa totale inutilité. L’accomplit comme une mission. Il est l’apôtre de sa flemme.

Mais moi, j’ai réduit mes ambitions. Alors je bosse. Et il m’arrive, comme cette nuit par exemple, de marner plus qu’il n’est concevable, de franchir des limites, d’aller au-delà du harassement intégral. Commencé à une plombe du mat’, mon turf s’achève à huit. Vraiment, c’est l’exploit. Le complet dépassement. L’outrepassement, je conviens.

Pour te résumer, j’ai interrogé les trois tocassons ramassés au Grand Valdingue. Vers du nez ! Jusqu’au plus minuscule ! Rien n’est laissé dans l’ombre. C’est la mise à plat intégrale. Je note au passage les choses importantes. Des noms, des lieux, des dates. Une fois passés à la moulinette, les trois copains de la môme Emeraude téléphonent à d’autres complices pour leur enjoindre de venir nous rejoindre. Et ces garnements, ces terreurs, ces « assassins » viennent docilement se réfugier dans ma toile. Je me fais l’effet d’être une grosse araignée, avec mon blouson de casseur, mes gants noirs, mes lunettes noires, mes tifs gominés, ma boucle d’oreille bidon. Si j’étais resté en complet Cerruti impec, cravate, pompes briquées, ils auraient ergoté, ces lavedus. Seulement je suis là, esprit du mal personnifié, barbare, terrific, mystérieux, alors ils claquent des dents et bédolent dans leur slip. Ne savent plus du tout où ça va, tout ce bignz. Si je suis lard ou cochon. Si je vais leur confier une mission ou les refroidir à coups de flingue.

Neuf !

Et moi, tout seulâbre.

Ils rebelleraient, pourraient me lyncher fastoche, malgré ma rapière et ma saccagne. Me défenestrer sans ouvrir la croisée. Me découiller à l’aide de mon coupe-papier de bureau !

Mais non, vaincus par ma personnalité, ils forment un troupeau soumis. Maintenant, je sais tout, j’ai tout pigé. Et je trouve qu’elle a été organisée de première, cette Opération Mort aux Vaches. Du grand art ! Chapeau ! Faut un esprit sans ratés pour échafauder une telle combine.

Je viens de dénoyauter le dernier des neuf et je sens qu’un vertige m’empare, me dodeline. J’ai éclusé la boutanche de vodka pour me doper au cours de la nuit, et maintenant une méchante nausée me tarabuste l’alambic. Ma vésicule qui me traite de con ! Regimbe ! Bon, d’accord, je l’ai méprisée. Lui demanderai pardon au jus de carotte, au bouillon de poireau, à la tisane de camomille, même, s’il le faut.

La sonnerie du bigophone explose dans mon burlingue comme tout un arsenal plastiqué.

L’horreur ! Mon cerveau se fêle.

Je décroche d’un geste épuisé.

La voix du dirlo, glaciale en ce matin qui n’est pour moi qu’une fin de nuit malgré son soleil engageant.

— San-Antonio ?

— Lui-même.

Ce vieux con qui vient m’éplucher la prostate dans un moment d’intense délabrement…

— Dites donc, mon garçon, pouvez-vous me dire ce qui se passe avec M. le sous-directeur Dumanche-Ackouihl ? Sa ravissante fille a disparu avec votre satané nègre ! Les parents éplorés ne l’ont pas revue de la nuit ! Beau-Phil… Je veux dire M. Dumanche-Ackouihl est là, à mon côté, qui se fait un sang d’encre. Vous savez ce que c’est qu’un père, San-Antonio. Non, n’est-ce pas ! Vous n’avez pas d’enfants, ou alors une quantité, non répertoriés, engendrés au hasard de vos troussées soudardes !

Yayaïe, ce qu’il me plume, ce nœud coulant ! Un fort renvoi consécutif à la vodka m’échappe. Le Vieux se tait, indécis.

— Bérurier ? il demande.

— Non, non, c’est moi, mande pardon. Arrivez à l’agence, boss, le plus vite possible et amenez du monde.

— Comment ça, du monde ?

— Un panier à salade avec deux ou trois gardes, j’ai de la laitue du marché à vous offrir.

Je raccroche sans m’embarrasser de formules de politesse.

Le garçon que je viens « d’accoucher » est un grand jeune homme brun, au regard bleu, qui ressemble à Thierry Lhermitte. De tous, c’est celui qui m’a l’air le plus intelligent avec un côté vraiment sympa. Je soupire :

— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller te fourrer dans une béchamel pareille, Ducon ?

Je viens de commettre une bévue. Cette question réflexion me trahit. Me sort de mon rôle de méchant procédant à un règlement de comptes.

Ses yeux traduisent la surprise. Il murmure :

— Je peux vous demander qui vous êtes ?

— Je te le dirai bientôt. Tu ne m’as pas répondu ?

Il hausse les épaules.

— Disons que j’ai agi par amour.

— Emeraude ?

Il marque une nouvelle surprise et rougit. Léger haussement d’épaules qui constitue un aveu.

— Le frisson de l’aventure ? insisté-je.

— Aussi.

Je ne peux m’empêcher de lui sourire.

— C’est comment ton nom, déjà ?

— Pierre Poljak.

— Qu’est-ce qu’ils font, tes parents ?

— Mon père s’est tué en bagnole il y a quatre ans, ma mère est secrétaire de direction dans une usine de pièces détachées.

Je consulte mes notes.

— Et toi tu es censé faire ton droit ? Il y a combien de temps que tu n’as pas mis les pieds à la fac ?

Geste vague du garnement.

— C’est quoi, tes projets d’avenir ? Tuer des gens ?

Et lui, en me regardant, les yeux pleins de larmes :

— Vous savez bien que non !

C’est vrai : je sais bien que non. C’est pas de la mauvaise graine, juste un gamin qui a voulu épater une petite fille dont il avait le béguin. Putain, que tout cela est triste !

— Attends avec les autres dans la pièce à côté.

— Que va-t-il nous arriver ? se risque-t-il à demander.

— Tu le verras bien, connard ! Tu as voulu vivre des aventures, ben t’es servi !

* * *

Les huiles lourdes !

Le Vieux et son soi-disant second, le sous-directeur Dumanche-Ackouihl.

Ce dernier, comme Charles Quint : dans tous ses états ! Jouant les pères outragés. Il décline le verbe fille au présent de l’indicateur. Ma fille, ta fille, sa fille, notre fille, etc.

— Où est-elle ? Vous me rendrez compte de votre conduite, commissaire, qu’elle fulmigène, la pédale de charme. Il est inconcevable que…

Et quand il reprend salive, c’est Pépère qui relaie, tout au subjonctif sculpté dans la masse.

Tu sais quoi ?

Ils me flanquent sommeil, ces deux crabes de mes fesses. Leurs criailleries, leurs gesticuleries, leurs ridiculeries me font l’effet d’un doux roulis à bord d’une goélette. C’est que je n’en peux plus, moi ! Vanné, te dis-je ! Krouni à zéro ! Mortibus ! Bien que j’aie faim, je serais incapable de bouffer, même si tu m’apportais un gratin de macaroni ou une blanquette de veau exécutés par Félicie. Roupiller ! J’en rêve. Il me semble que j’ai connu ça, jadis, et que j’en ai conservé un délicat souvenir. Je voudrais bien qu’ils s’emportent, tous, et me laissent m’écrouler sur le canapé.