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J’embrasse d’un regard super-professionnel la topographie du bistrot : le comptoir, près de la lourde, derrière lequel s’active la tête de veau ; cinq tables ; deux portes au fond. L’une donne sur l’office. L’autre sur les gogues et le téléphone. Gourance ! Il existe une sixième table, minuscule, conçue pour deux personnes et coincée entre le comptoir et la porte des cagoinsses.

Un rêve ! Elle est libre. Je m’y installe, dos à l’entrée. Au passage, je demande au futur tenancier de brasserie de me livrer un demi sans faux col.

Les oreilles me sifflent. J’ai peur de commettre une méchante bourde en abondant dans le projet du môme. Un comble, non ? Voilà un garnement que j’arrête pour complicité de meurtre et qui, quarante-huit heures plus tard, me dicte ma conduite ! Et le bel Antoine, flic chevronné, adhère sans barguigner ! De quoi se l’extraire et se la peindre en blanc pour pouvoir traverser la rue les yeux fermés !

Enfin ! Dieu arrangera peut-être nos bidons.

Je déguste ma bière ! Travail sérieux, l’Auverpiot. Elle est délicieuse et fraîche. Frémissante. Avec un menu bruit de papier cul froissé quand il est de qualité supérieure. C’est la mousse en se rétractant.

Tu dois te donner une contenance, Tonio. Bon, alors mon carnet. Merde, j’ai laissé mon Bic à Pierrot !

— Vous n’auriez pas un crayon ou quelque chose, patron ?

— Une pointe Bic, ça ira ?

— Parfait.

Je m’abîme dans des écrivailleries idiotes. Je note par exemple : « Sinovi, la ville des épanchements. » Et puis « Toute sa vie, il a regretté de ne pas pouvoir tromper sa femme : il l’aimait trop ! » Ordinairement, je me fais marrer avec ces petites turpideries. Mais là, je les ai à la caille, tu comprends ?

Parole : j’ai peur ! J’ose l’avouer. Peur comme rarement. A en flouser dans mes Pampers !

En face de moi, il y a une réclame assez ancienne, peinte sur fond de miroir. La partie vierge me permet une vue d’ensemble de la salle, à l’exception de l’Arabe triste. Les deux putes causent boulot. Ces enfoirés de clilles ne se bousculent pas. Y a de la dégodance dans l’air, à cause du tiers et aussi de ces chieries d’élections ! T’as envie de t’emplâtrer une pute vite fait sur le gaz, toi, quand la frime des politiques t’interpelle tous les deux mètres ?

Chacun ses préoccupations, quoi ! Ses misères. On traîne ses boulets, forçats que nous sommes, en perpétuelle corvée de chiottes !

Une silhouette, celle de Pierrot. Il vient d’entrer dans le cani. Il va s’asseoir à une table. Donc, il a chambré la petite fille au panier. Maintenant, le coup est amorcé, reste plus qu’à voir ce que sera la réaction de Cunar. Descendra-t-il aux nouvelles ou, au contraire, plantant là ses valdingues, s’esbignera-t-il à toutes pompes ? Qu’ensuite, pour le retrouver, tintin ! S’il agit ainsi, tout sera perdu pour Pinaud et Bérurier !

Je voudrais me placarder à mort, me rendre invisible. En état second, je gagne les chiches. Besoin de licebroquer, ça, comptes-y ! La frousse donne toujours envie de pisser, quand c’est pas pire !

Entre le troquet et les vouatères, ça forme un sas où l’on a remisé un grand seau de plastique rouge, une serpillière, un balai-brosse. Le téléphone mural met une touche de vague modernisme dans ces tristes coulisses.

Moi, impudent tout plein quand ça urge, je cramponne mon couteau suisse multi-usages et, de son poinçon acéré, perce un trou dans la lourde, la serrure n’en comportant pas du fait qu’elle est un simple loquet.

Pierrot vient de se commander un Coca citron. Il attend, les mains croisées devant lui, sans cesser de mater l’extérieur.

A un moment donné, il marque un léger tressaillement qui ne m’échappe pas. Acré ! Voilà du nouveau.

Effectivement, un homme se pointe dans le bistrot. Mais ce n’est pas Hervé Cunar. Il s’agit d’un mec bronzé, type moyen-oriental. Il va au rade, commande une eau minérale sans gaz. Je pige qu’il s’agit d’un des deux hommes qui escortaient Cunar. Il vient repérer les lieux, s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un piège à rat. Il étudie chaque clille avec soin, et je me félicite chaleureusement d’avoir déserté ma table. Bravo, Santantonio !

Rapidement, le gars se tire. Du coup, y a un bout d’hymne de grâces qui commence à me tourniquer dans l’âme. L’homme a retapissé Pierrot dont Cunar avait dû lui brosser le signalement. Maintenant il est remonté dans le « repaire », annoncer au gars Hervé qu’apparemment tout baigne : le petit zigoto est bien seul, l’air ravagé, dans le bistrot. Ma politique est donc d’attendre la suite.

Sur ces entrefesses, l’une des deux putes se radine aux chiches pour pipi. Je décroche le combiné téléphonique et, tandis qu’elle licebroque, je raconte à un terlocuteur imaginaire comme quoi je tiens deux mille fourchettes à escargot à sa disposition. Davantage, je peux pas fournir avant le mois prochain ; notre usine étant en travaux. On a des machines-outils en provenance de Suède qui doivent être installées. Et alors là, les fourchettes à déguster les gastéropodes, espérez : elles vont tomber à grosse cadence. On pourra fournir la Colombie, la Sierra Leone, le Surinam, le Bénin, le Burundi, le Zimbabwe et le nord du Valais.

La pute chasse-d’eau. Sort en remettant droite la chaîne d’huissier lui tenant lieu de jupe. Elle va se tirer, cette viande, bordel ! Non, faut qu’elle me joue la grande scène de la séduction, langue frétillante sortie, chatte en avant avec geste obscène mimant le solo de mandoline pour jeune châtelaine en manque.

— Te fatigue pas : j’ai déjà donné ! la calmé-je.

Elle sort, fataliste.

Vite : l’œil au trou, Sana.

Gloria Lasso victis ! Il est là, le mec. L’Hervé dont tant on parle et qui me fut abondamment décrit. Assis face au môme. Il porte un jean, un blouson de daim noir, des lunettes noires, des baskets.

Je note qu’il garde une main dans la poche de son blouson. Sur le qui-vive ! Sa manière de s’être placé à côté de Pierrot et non face à lui pour couvrir toute la salle. Je le sais qu’il a un feu en poigne, le malin. Et je sais itou qu’en me voyant dégager des chiches, il saura dare-dare qui je suis car, si on m’a fourni son signalement, on lui a parallèlement donné le mien. C’est un tigre, ce mec. Un desperado prêt à tout, et surtout au pire. Sur ses gardes comme je le vois, il commettra d’irréparables malheurs à la seconde où je surgirai.

Ce que lui bonnit Pierrot, à cet instant ? Mystère. Mais je fais confiance au petit marle. Après tout, c’est sur son initiative que nous sommes là.

Tonio, mon grand, le moment est venu de conclure. Cunar est gaucher car c’est sa pogne gauche qu’il conserve dans la poche du blouson.

Moi, glacé, robotisé, je dégaine l’ami Tu-Tues. Je n’ai encore jamais ciblé un mec par un petit trou de mateur. T’imagines l’attention qu’il faut ? Je le vise au défaut de l’épaule gauche, le gus. Si je le rate, ça va carnager illico, sans autres sommations. Je ne voudrais pas non plus l’abattre de sang-froid, embusqué derrière une porte de gogues ! Pas mon style ! Ça manquerait de tact.

Je file le canon de mon feu contre l’aile de mon pif. Mon œil avide capte le point névralgique. Pourvu qu’il ne bouge pas trop à la dernière seconde ! C’est comme les photographes d’autrefois avec leur gros matériel à soufflet et drap noir.

Me voici pétrifié. Je ne respire plus. On y va, Nicolas ? Poum ! Je lâche la fumée !