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— Non, mon chou, dès lors que vous avez solutionné cette terrible affaire et que la presse célèbre mes louanges…

Il hésite, puis me saisit au bras, comme il lui arrive de le faire dans les cas délicats.

— San-Antonio, mon cher, il se passe qu’on veut de moi à l’Académie française. Mieux : on m’y espère !

— Tous mes compliments, patron. Le vert vous siéra bien.

— Ils sont une bonne vingtaine à trépigner pour que je fasse acte de candidature, me promettant une élection de maréchal.

— Alors il ne faut pas hésiter.

— Reste une petite formalité, Antoine.

— Laquelle ?

— Il faudrait, enfin il conviendrait, il serait souhaitable que j’eusse écrit un livre. Vous les connaissez ? Ils sont traditionalistes, ces bougres.

— Eh bien, mettez-vous au travail, monsieur le directeur.

Il hoche la tête.

— Certes, évidemment, bien sûr. Mais je suis tellement occupé, et le temps presse. Dites-moi, mon bébé, vous qui avez une plume, ça vous ennuierait de m’apporter votre concours ?

— Volontiers, si j’en suis capable. En faisant quoi, monsieur le directeur ?

— Oh ! simplement écrire le livre ; pour le reste j’en fais mon affaire. Mais quand je dis livre, Antoine, attention : pas vos imbécillités habituelles ! Foin de calembredaines et autres turpitudes ! Il va falloir faire dans le grave, le classique ! No cul, Antoine ! No cul ! Je sais que ça vous sera difficile, mais je l’exige. Je verrais assez une biographie, là on met toujours dans le mille. La vie de Fouché, tenez ! Un Fouché réhabilité aux yeux de l’opinion. Ou alors, plus proche, celle de Pasqua. Ça plairait chez les Quarante. Le titre ? Pasqua ou Charles XII. Ça y est, JE le tiens, vous n’avez plus qu’à l’écrire. Remise du manuscrit à la fin du mois, n’est-ce pas ? On n’est que le 16, San-Antonio, et je ne vous demande pas de me faire Autant en emporte le vent, mon garçon !

L’arrivée du sous-directeur l’interrompt. C’est au tour de Dumanche-Ackouihl, dit Beau-Philippe, de me happer.

Rigolard et mystérieux.

— Deux mots, San-Antonio. D’abord un grand bravo pour avoir mené à bien votre enquête. Ensuite il me faut vous annoncer une nouvelle étonnante, très cher. Figurez-vous que j’ai eu, tout à l’heure, la visite de l’inspecteur Blanc qui vient de quitter l’hôpital. Savez-vous ce qu’il m’a demandé ? La main de la fille !

La main d’Emeraude ! Jérémie ! Eh ben, dis donc, il ne se refroidit pas son grand amour !

— Je suppose que vous l’avez éconduit ? monsieur le sous-directeur.

— Un beau gars comme lui, avec des muscles en bronze ! Mais je ne suis pas raciste, mon cher commissaire. Certes, il est déjà marié et il a une tripotée d’enfants, mais chez ces gens-là, la bigamie n’a pas été inventée pour les chiens ! Je la lui ai accordée, San-Antonio. Ainsi ma fille sera-t-elle à l’abri. Je rêvais d’avoir un gendre comme Jérémie ! Un costaud, beau à crever. Sans compter qu’elle ne sera pas malheureuse si j’en crois ce qu’on dit des Noirs. Plus membré qu’eux, tu meurs !

Il glousse.

— Son épouse légitime l’accompagnait pour venir formuler la requête. Elle était aux anges. Elle avait peur que Blanc ne la répudie, mais du moment qu’ils vont vivre tous ensemble…

« Cette exquise femme assurait que son mari avait absorbé je ne sais quelle potion magique que vous lui avez donnée et que c’est ce philtre qui l’a ramené dans le droit chemin. Ah ! vous êtes un démiurge, Antoine. Vous me permettez de vous appeler Antoine ? Oh ! Seigneur, c’est tout à vous ce beau paquet que je tiens dans ma main ?

— Tout à moi, monsieur le sous-directeur, confirmé-je, comme sera tout à votre gueule cet énorme poing si vous ne le lâchez pas illico.

Il abandonne mes bas morcifs à regret.

— Quel grand gosse fou ! Je vous adore, Antoine. Et ma femme aussi. Elle m’a chargé de vous dire qu’elle tient absolument à dîner en tête-à-tête avec vous ce soir, petit coquin !

— Merci de la commission, monsieur le sous-directeur !

* * *

Le brain-trust étant au complet, j’y vais d’un premier rapport verbal mais comme une secrétaire enregistre, je n’aurai pas à l’écrire ensuite, ce qui me laissera disponible pour attaquer l’œuvre maîtresse de notre futur immortel.

De Gaulle n’écrivit-il pas celle de Pétain ?

— Contrairement à ce que nous avons cru, messieurs, attaqué-je, les assassinats de nos gardiens de la paix n’étaient pas le fait de terroristes professionnels, si j’ose dire, mais d’un seul homme ! En réalité, il s’agit d’une formidable vengeance.

C’est par cette déclaration peu commune que je prends en charge mon auditoire.

— L’homme clé de toute l’affaire ? poursuis-je-t-il. Un certain Hervé Cunar. Son père était libanais, sa mère française. Il a fait de brillantes études à Science-Po, études qu’il interrompit à la mort tragique de son paternel. Cette mort se déroula dans les circonstances atroces que voici !

Là, je sors d’un tiroir la photographie trouvée au domicile d’Hervé Cunar.

Chacun regarde l’épreuve, ayant à cœur de ne pas broncher. Hommes aguerris, les perdreaux, n’oublie jamais ! Le Dabe reprend l’image des mains du divisionnaire Moulapaf et, l’ayant dûment réexaminée, remarque :

— Ma parole, ces tortionnaires sont des militaires français !

— Hélas, oui, monsieur le directeur ! Les choses se sont passées dans les circonstances suivantes : Karim Cunar le père d’Hervé, travaillait officiellement dans l’import-export ; en réalité il était marchand d’armes et se livrait à des opérations fort juteuses. Le gouvernement français avait souvent affaire à lui pour réaliser des marchés délicats. Un jour, Karim Cunar arnaqua une faction palestinienne avec laquelle il avait conclu une vente importante et les Arabes floués décidèrent de le mettre à mort. La chose étant prévisible, Cunar sollicita la protection de la France. Alors qu’il était terré dans Beyrouth, le chef du contingent de Casques bleus français, le colonel Tabite, devenu depuis général, l’envoya quérir par ses hommes puis, au bout de quelques jours, le fit conduire sous escorte à l’ambassade de France. Ladite escorte se composait de trois hommes ; elle fut attaquée et neutralisée en cours de route par les ennemis du trafiquant qui le suivaient à la trace. Au cours de l’affrontement, le conducteur fut tué et les deux autres soldats embarqués avec Cunar.

« Vous le savez, messieurs, les Arabes peuvent se montrer machiavéliques. Les partisans palestiniens qui s’étaient emparés du marchand d’armes eurent une idée diabolique : ils proposèrent aux deux Casques bleus de martyriser et de tuer Karim en échange de leur liberté. Les pauvres types acceptèrent le marché. Pas joli joli, mais replongeons-nous dans le contexte, comme disent les médias : ces deux hommes piégés par une guerre qui ne les concernait pas et qui vivaient dans les ruines et dans le sang sous la menace constante d’attentats étaient relativement faciles à déboussoler. Ils se livrèrent donc à cette barbarie infâme pour la plus grande joie des Palestiniens qui se claquaient les cuisses en voyant Cunar torturé puis mis à mort par ceux-là mêmes qu’on avait chargés de le protéger. Bien entendu, ils prirent des photos de cette basse besogne afin de s’assurer la discrétion des deux bourreaux. Après quoi ils les laissèrent filer, bien certains que ceux-ci se tairaient jusqu’à la fin de leurs jours.

« Revenons à Paris. Hervé Cvnar y apprend la mort tragique de son père, perpétrée dans des circonstances non éclaircies. Ce garçon studieux est traumatisé durement. Il lâche les études et commence à se camer. Et puis, comme il est intelligent, il a un sursaut. Il comprend qu’il est en route pour devenir une épave. Un mec accro à l’héroïne est foutu. Il a alors la volonté de s’arracher avant que le mal soit irréversible. »