Sur ces routes de guerre, Renard avait vu des chevaux qui se noyaient et des chevaux déchirés par des obus, et cet étalon avec les pattes de devant arrachées et qui essayait de se relever dans un saut monstrueux, et cet attelage abandonné dans la tourbe profonde d'un marais: les chevaux s'enlisaient de plus en plus, prisonniers d'un canon inutile. Et cet officier blanc, la corde au cou, qu'un cheval traînait par terre en accélérant sous les coups de fouet et le braillement des soldats. Renard devait comprendre, à sa manière, que tout ce qui l'entourait avait depuis longtemps échappé aux hommes qui s'entre-tuaient, battaient leurs chevaux, prononçaient des discours. Il comprenait aussi que son maître n'était pas dupe.
Nikolaï ne cherchait pas à juger. Beaucoup vieilli en ces deux années, il était content d'aboutir à cette réflexion toute simple: bien sûr, on pouvait ne pas labourer, ne pas semer, mais alors les champs se couvraient de cadavres.
La pouliche endormie donna de nouveau un léger coup de museau dans la croupe de Renard qui avait imperceptiblement réduit son pas. Il y avait comme un goût apaisant de bonheur dans la confiance de cette jeune bête assoupie. Nikolaï respira profondément en reconnaissant et l'aigreur ténue des neiges cachées dans les ravins, et la senteur sèche des champs qui rendaient la chaleur de la journée. La nuit n'était pas encore tombée, le ciel à l'ouest restait d'un violet transparent, mais surtout, tout près déjà devant eux, l'épaisseur de la forêt s'éclaircissait, promettant la liberté de la plaine et ce chemin qui menait à Dolchanka. Nikolaï toussota et se mit à chuchoter des questions et des réponses qu'il préparait à tout hasard, craignant d'être interrogé sur son apparition subite par quelque tribunal révolutionnaire local ou plus simplement par des voisins curieux.
Ce récit qu'il avait composé durant sa chevauchée taisait l'essentiel. Il avait fui son régiment à cause d'une machine. Un appareil placé sur ce grand bureau noir dans le bâtiment occupé par l'état-major du front. Nikolaï arrivait dans cette ville en estafette, avec une lettre du commandant de leur régiment. Dans la cour, il avait remarqué une vingtaine de civils, des vieillards et des femmes avec des enfants, gardés par quelques soldats. On lui avait dit d'attendre dans le couloir. La porte du bureau était entrouverte il put écouter la discussion des commissaires. Il s'agissait de décider s'il fallait ou non exécuter par représailles, les otages, ces civils dans la cour. L'un des commissaires criait: «Tant que Moscou n'a pas donné son avis…» Puis, soudain, un objet s'était animé sur le grand bureau en bois noir. C'était cet appareil étrange autour duquel ils s'étaient tous réunis. Nikolaï, n'en pouvant plus de curiosité, avait tendu le cou. La machine vomissait une longue bande de papier que les commissaires tiraient en la lisant comme un journal. «Voilà! Maintenant c'est clair, avait annoncé une voix invisible derrière la porte, lisez: fusiller comme ennemis de la révolution, afficher dans les lieux publics…»
Nikolaï avait remis la lettre, sauté sur son cheval et, en quittant la cour, avait vu les «ennemis de la révolution» qu'on emmenait derrière le bâtiment. Il ne savait plus combien d'exécutions de ce genre il avait déjà vues durant ces deux années de guerre. Mais ce serpent blanc qui sortait de la machine lui nouait la gorge d'une colère et d'une douleur tout autres. Il étouffait, tirait sur le col de sa veste, puis soudain avait freiné le cheval au milieu de la route et dit à haute voix: «Non, Renard, attends, on va plutôt couper par les champs…»
Pour chasser ce souvenir qui revenait sans cesse, Nikolaï passa la main gauche derrière son dos, tâta l'anse des deux seaux neufs accrochés à la selle. C'était, avec quelques paires de chemises et de pantalons en gros coton, son seul trophée. Il secoua doucement les seaux, le zinc avait un cliquètement rassurant, domestique. C'était son rêve de ramener de la guerre deux seaux, chose si utile et qu'il ne se lassait pas d'imaginer portée, sur une palanche, par une jeune femme, sa future femme. Dans son barda qu'il avait abandonné en désertant, il y en avait déjà un. En se couchant au milieu des soldats qui déambulaient dans l'obscurité et des chevaux qui passaient entre les corps endormis, il mettait sa tête dans ce seau pour se protéger d'un coup de sabot, ce qui arrivait de temps en temps dans ces caravanes nocturnes. Et aussi pour ne pas se le faire voler. Le laisser était son regret le plus vif au moment de la fuite. Mais, un de perdu… En traversant un village brûlé, il avait trouvé ces deux seaux neufs jetés près d'un puits au fond duquel il avait cru reconnaître son reflet dans le visage enflé du noyé. Et c'est en quittant ce lieu mort qu'il avait aperçu une pouliche attachée à un arbre. Elle tenait à peine sur ses jambes, l'herbe autour du tronc était mangée jusqu'à la terre et l'arbre, aussi haut qu'elle pouvait l'atteindre, n'avait plus d'écorce. Elle devait être là depuis plusieurs jours…
Ils allaient bientôt quitter la forêt. On devinait déjà la plaine dans le dernier rougeoiement du couchant à travers la claire-voie des branches. Soudain, Renard répéta son manège: la tête inclinée, l'œil cherchant le regard du cavalier. Nikolaï le houspilla, menaça de le vendre à la foire. Le cheval avança, mais comme à contrecœur. La montée sablonneuse qui devait déboucher sur le croisement des routes tardait à apparaître. Au contraire, aux derniers arbres de la forêt, la route plongea, les sabots firent entendre un clapotement de ventouses. Un peu plus loin, de vieilles fascines craquèrent sous les pas. On sentait l'humidité d'une rivière toute proche. Il fallait remonter vers la forêt et préparer la nuit. Nikolaï s'engagea au milieu des arbres en distinguant une longue clairière derrière les buissons dont la toute jeune verdure paraissait bleue dans la transparence trompeuse du crépuscule…
Il sentit le danger avant même que Renard ne s'arrêtât. Un rapide frisson parcourut la peau du cheval. Renard stoppa, puis se mit à reculer dans un dansotement nerveux, repoussant la pouliche ensommeillée. «Les loups…», pensa Nikolaï et il attrapa la crosse du fusil derrière son dos. Le cheval continuait à piétiner et soufflait par saccades comme pour chasser les mouches. L'ombre au milieu des arbres était déjà trop épaisse, l'œil ne démêlait plus les contours. Et la lune très basse brouillait la vue par son miroitement laiteux. Les troncs étaient doublés de reflets blafards. Encore invisible, quelqu'un ou quelque chose guettait…
Renard fit un écart rapide, en tirant derrière lui la pouliche. Une tache noire, une loque de fourrure hérissée, jaillit presque à leurs pieds et disparut dans la broussaille. C'est en suivant la fuite de cette bête que Nikolaï baissa les yeux et les vit. A l'angle de la clairière, dans la lueur trouble d'avant la nuit, ces têtes qui sortaient de la terre et, plus près des buissons, le désordre de quelques corps étendus.
Dans un premier élan, Nikolaï tourna bride, prêt à repartir et presque rasséréné par sa découverte, moins dangereuse qu'une rencontre avec des vivants. Mais, une seconde après, il pensa qu'il serait intelligent d'examiner le mode d'exécution et de voir, ainsi, qui il risquait de croiser sur la route, le lendemain matin. Il sauta à terre, laissa Renard qui frissonnait encore, s'approcha à pied.
Ordonner aux captifs de creuser leur propre tombe et les enterrer vivants n'était pas rare durant cette guerre, il le savait. Ce qui le rendait perplexe c'était plutôt l'anarchie avec laquelle avaient agi les tueurs dans cette clairière. Certains des enterrés avaient le visage lacéré par un coup de sabre, l'un d'eux était décapité comme si son supplice ne suffisait pas. Nikolaï se dit alors que les enterrés s'étaient certainement mis à maudire leurs ennemis qui s'apprêtaient à partir et avaient ainsi provoqué ce massacre. D'ailleurs, ils avaient hurlé pour être tués, pour ne pas voir, le soir venu, les prudentes manœuvres des loups autour de leurs têtes sans défense. Nikolaï imagina ces cris, le retour des soldats, le coup de grâce, le silence. Il y avait aussi des hommes abattus par balles, dans la hâte sans doute ou dans un geste de paresse…