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Nikolaï revint vers Renard, lui tapota la joue et se dit qu'ils avaient été tous deux plus effrayés par les sauts du petit carnassier noir qui rongeait les cadavres que par ces têtes sortant de la terre. Au moment de monter, il entendit la pouliche gémir doucement. Il se souvint que Renard, en reculant, l'avait bousculée et avait peut-être trop serré le nœud du licou. Il redescendit, relâcha la corde, ébouriffa la crinière de la jeune bête… Soudain le gémissement se répéta, mais il venait de la clairière.

«De toute façon, il crèvera», pensa Nikolaï en mettant le pied à l'étrier. Ce n'était plus un gémissement, mais une longue expiration de douleur qui chuinta dans l'obscurité. Nikolaï hésita. Il imagina la nuit sur la clairière, cet homme enterré qui verrait s'approcher les loups ou sentirait les morsures d'un rongeur. Il empoigna le fusil et alla vers les morts.

Parmi les blessés qu'on achevait à la guerre, il en connaissait de deux sortes: les premiers savaient leur blessure mortelle et, du regard, remerciaient le tueur, les seconds, bien plus nombreux, s'accrochaient à une demi-journée de souffrances qui leur restait à vivre… Il arpenta la clairière de nouveau muette. Certaines têtes se penchaient vers la terre, d'autres, figées, semblaient s'être tues à son approche. L'une d'elles souriait dans un large rictus de douleur. «C'est lui donc », pensa Nikolaï et il baissa le canon du fusil vers la nuque de l'homme. Il n'eut pas le temps d'appuyer sur la détente. De l'autre côté de la clairière, la plainte reprit, plus distincte et, on eût dit, consciente qu'il était là à examiner les tués.

Il le découvrit un peu à l'écart des autres. Un tout jeune soldat dont la tête rasée se dressait sur un tertre noir. Nikolaï s'inclina, toucha le cou de l'enterré, ne trouva aucune blessure. Le soldat ouvrit les yeux et gémit longuement sur un ton rythmé comme pour prouver qu'il s'agissait d'un être humain. Nikolaï alla vers Renard («Je pars maintenant! Qu'ils aillent tous au diable!» souffla en lui une voix), hésita, tira une gourde, revint vers la tête. Le soldat but, s'étrangla, toussa avec une sonorité déjà presque vivante. Nikolaï se mit à creuser, d'abord avec les mains pour dégager le cou puis, en arrivant aux épaules, avec la lame d'une hache. Il libéra le dos, trouva, comme il l'attendait, les bras ramenés en arrière et noués avec un fil de fer. En descendant plus bas, il constata avec satisfaction que le soldat avait été enterré non pas debout, mais à genoux, pour gagner du temps sans doute.

Il fallait maintenant l'extraire. Nikolaï se mit derrière le corps toujours inerte, trouva un bon appui pour ses pieds, attrapa le soldat sous les bras. Et le relâcha aussitôt. En empoignant l'enterré, ses doigts venaient de presser des seins féminins…

Il saisit l'une des mains libérées, la regarda en la tournant vers la lune. La main était glacée, meurtrie, noire de terre. Mais c'était bien une main de femme, il ne pouvait se tromper.

Avec un homme, tout eût été plus facile. Il l'aurait basculé sur le dos, puis l'aurait tiré de son trou. Mais avec elle… En bafouillant des jurons qu'il n'entendait même pas, Nikolaï creusa en avant du corps. Ses doigts touchaient les lambeaux d'une grosse laine et la peau nue qui apparaissait dans les déchirures. Plus au fond, la terre était tiède, réchauffée par la vie qui se répandait avant de s'éteindre.

La femme ne disait rien, ses yeux mi-clos semblaient ne pas voir l'homme qui la déterrait. Nikolaï, couché devant elle, écartait la terre par larges brassées, tel un nageur. C'est en arrivant à mi-corps, en dégageant le ventre, que d'un coup il se redressa sur les genoux et secoua la tête comme pour se débarrasser d'une vision. Puis se pencha, et déjà avec une autorité d'adulte tâta ce torse maculé de terre, ce ventre rond, lourd d'une vie.

Elle resta immobile, recroquevillée près du grand feu qu'il avait allumé dans un renfoncement de la berge escarpée. Deux seaux remplis d'eau chauffaient suspendus au-dessus des flammes. Nikolaï travaillait comme il l'eût fait à la construction d'une maison ou à la forge. Des gestes précis, sûrs. Les pensées qui s'entrechoquaient dans sa tête n'avaient aucun lien avec ce qu'il faisait. «Qu'est-ce que tu vas faire d'elle? Et si elle meurt demain matin? Et l'enfant?» Il se disait aussi que d'habitude, dans ces tueries, on ouvrait le ventre des femmes enceintes et on piétinait l'enfant. Et que les tueurs dans la clairière étaient probablement ivres ou trop pressés. Et qu'on avait déjà tué tant de monde durant cette guerre qu'on devenait paresseux… Il ne s'écoutait pas. Ses mains cassaient du bois, tiraient du feu des tisons, les étalaient sur l'argile de la rive. Quand le sol fut suffisamment chaud, il piétina la braise, la recouvrit de jeunes branches, une brassée puis une autre, allongea sur cette couche chaude le corps absent de la femme. L'eau dans les seaux était déjà brûlante. Il la coupa avec l'eau de la rivière. Puis déshabilla la femme, jeta ses haillons dans le feu et se mit à arroser ce corps taché de fange et de sang. Il l'enduisit doucement avec des cendres encore tièdes, le retourna, le lava, puisa de l'eau dans le courant, la remit à chauffer. À chaque nouveau jet, l'odeur âcre de la souillure et de la terre se dissipait un peu plus, emportée par une coulée noirâtre qui se perdait dans la rivière. C'était la senteur du jeune feuillage trempé dans l'eau chaude qui se dégageait maintenant de ce corps féminin. En reprenant vie, la femme pour la première fois leva le visage et posa sur Nikolaï un regard qui enfin comprenait. Elle était assise, les bras serrés sur la poitrine, au milieu d'un petit lac qui fumait dans la nuit. Il voulut la questionner mais se ravisa, tira de son sac une chemise neuve et se mit à frotter ce corps qui se laissait faire comme un corps d'enfant… Il la vêtit de deux autres chemises, l'aida à enfiler le pantalon, la coucha près du feu, enroulée dans son long manteau de cavalier… Durant la nuit, il s'endormait pour quelques minutes, puis se levait pour raviver le feu. En s'éloignant à la recherche de bois, il se retournait, voyait leur feu et, tracé par la danse des flammes, un cercle mouvant de lumière entouré d'obscurité. Et ce corps endormi, un être incroyablement étranger, inconnu, et qui lui paraissait, il ne savait pas dire pourquoi, très proche.

Il soulevait des branches mortes, à tâtons, puis se retournait pour voir le feu. Parfois, un éclat écarlate scintillait dans l'obscurité. C'était Renard qui dressait la tête et le cherchait de son œil aux reflets de flammes. Le silence était tel que Nikolaï entendait, de loin, la respiration du cheval, des petits soupirs tantôt amers, tantôt soulagés. Et quand il revenait vers le feu, il avait l'étrange sentiment de rentrer chez lui.

Au matin, ils traversèrent l'endroit où la route défoncée était comblée de fascines, remontèrent une vallée encore blanche de brouillard et trouvèrent enfin le croisement des chemins qu'il avait cherché en vain, la veille. À plusieurs reprises, Nikolaï essaya de parler avec la jeune femme qu'il avait installée sur le dos de Renard, décidant de marcher à pied. Elle ne répondait pas, souriait parfois, mais ce sourire ressemblait à la crispation d'un visage au bord des larmes. Enfin, vers midi, quand il fallut faire une halte pour manger, il s'emporta un peu, irrité par ce refus de parler: «Écoute, qu'est-ce que tu as à te taire comme ça? Ça y est, nous sommes loin, ils ne te feront plus de mal. Dis-moi au moins comment tu t'appelles!»

Le visage de la jeune femme se tordit dans une grimace, elle renversa légèrement la tête, et décolla les lèvres. Entre ses dents, à la place de la langue, Nikolaï vit une large balafre oblique.

Quand il reprit ses esprits, il pensa qu'elle avait été mutilée pour ne plus pouvoir dire ce qu'elle avait vu. Mais dire à qui? Tout le monde voyait la même chose en ces années de guerre. Et puis comment pouvait-on raconter ces têtes sur la clairière, ces yeux qui s'éteignaient les uns après les autres? Et sur les branches, au-dessus d'eux, les oiseaux qui construisaient leurs nids.

Dolchanka, à moitié dépeuplée durant la guerre, ne remarqua pas son retour. Le village avait été balayé par tant de vagues d'hommes armés, Rouges, Blancs, anarchistes, simples bandits et de nouveau Rouges, par tant de pillages, d'incendies et de morts, que les habitants ne s'étonnaient plus de rien. «Dis, soldat, lui demanda seulement une vieille quand il passait dans la rue, c'est vrai que les bolcheviques ont interdit la mort?» Nikolaï opina.

Il eut le temps, en quelques semaines, encore avant la naissance de l'enfant, d'apprendre à la jeune femme à lire et à écrire. C'était peut-être la plus grande fierté de sa vie: il ne se vantait jamais de l'avoir retirée de la tombe, mais aimait beaucoup raconter ces leçons qu'il lui dispensait, le soir, après la rude fatigue du labour. C'est grâce à son enseignement qu'elle put lui faire connaître son prénom, en l'écrivant avec des caractères d'imprimerie: Anna. Et choisir le nom de l'enfant: Pavel. Et signer les papiers au moment du mariage. Une amie de jeunesse d'Anna, qui venait parfois les voir à Dolchanka, s'habitua vite à ces mots, pensées, questions ou réponses, tracés sur une feuille ou dans la poussière d'une route. L'amie parlait avec un léger accent. Celui du Sud, crut distinguer Nikolaï. Il se disait que sa femme devait avoir la même voix chantante que cette Sacha.

Pour sa part, il n'avait même pas besoin de ces lettres anguleuses pour la comprendre. La terre travaillée, le silence de leur maison, la vie des bêtes, tout se passait de mots. Avec Anna ils se regardaient longuement, se souriaient et, dans la journée, se remarquant de loin l'un l'autre, se saluaient, sans voir l'expression du visage mais devinant le moindre des traits.

Le monde qui les entourait devenait de plus en plus bavard. On parlait du travail au lieu de travailler. On décrétait le bonheur du peuple et laissait mourir de faim une vieille dans son isba au toit affaissé. Mais surtout celui qui parlait des travailleurs, ce jeune moujik petit et teigneux qu'on appelait Carassin à cause de ses cheveux roux, n'avait pas creusé, de sa vie, un seul sillon. Et celui qui promettait le bonheur, comme cet homme sans âge, sans visage, sans regard, eût-on dit, tant ses yeux étaient pâles et fuyants, ce moine défroqué qui se faisait appeler camarade Krasny, ce combattant du bonheur ne souriait jamais, employait le mot tuer dans chaque phrase et se montrait particulièrement impitoyable envers tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l'Église. Nikolaï préférait à ces deux-là, en fin de compte, l'ancien matelot Batoum envoyé par le soviet de la ville et qui, au moins, ne cachait pas sa vraie nature: il buvait en détroussant les bouilleurs de cru, vivait ouvertement avec deux maîtresses et quand les paysans s'en prenaient à lui en entonnant: «Mais, tu n'as pas le droit…», il couvrait leurs doléances de son graillement hilare: «Voilà mon droit!» et, riant aux éclats, il tapotait l'énorme gaine du mauser sur sa cuisse… Il y en avait encore bien d'autres. Ils se donnaient tous le nom d'activistes. Et ils parlaient sans relâche et obligeaient tout le monde à les écouter et ne laissaient personne dire un mot. Nikolaï essaya une fois, en contestant le discours du «camarade Krasny». Carassin explosa, les yeux révulsés de colère: «On va te raccourcir la langue, comme à ta bonne femme!» Nikolaï se jeta vers lui, mais se heurta au canon pointé du mauser. Batoum était ivre. Donc il pouvait tirer sans même sentir la détente sous son doigt. Nikolaï quitta la maison du soviet. C'était l'ancienne demeure du comte Dolchanski.