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Parfois, au milieu des lents et pesants cahots du labour, Nikolaï se disait que tout ce nouvel ordre des choses n'était qu'un obscurcissement passager des esprits, pareil aux grimaces d'un ivrogne, oui, une sorte de gueule de bois qui, un jour, prendrait fin d'elle-même. Que pouvaient-ils changer d'essentiel, tous ces bavards en vestes de cuir? Ce Krasny dont l'exploit principal était de mobiliser les activistes pour arracher les coupoles des églises dans les environs de Dolchanka. Ou bien Batoum qui, quand il n'avait pas une bouteille dans la main, ne connaissait que deux gestes: déboutonner son pantalon ou dégainer son mauser… Nikolaï secouait la tête, souriait, appuyait fortement sur les poignées de la charrue. Non, ils ne pouvaient rien contre la course de ce soc poli par la terre, contre cette terre ouverte en attente de la semence, contre ce vent d'une fraîcheur encore neigeuse mais qui se mêlait déjà au souffle tiède des labours.

À d'autres moments, en parlant avec les villageois qui osaient de moins en moins parler ou en constatant la création d'un nouveau comité (comité des pauvres, comité des sans-Dieu, comité des sans-cheval, chaque jour, lui semblait-il, les activistes inventaient une nouveauté), Nikolaï ne sentait plus cette confiance en la solidité des choses. Il s'arrêtait au bout du champ pour laisser respirer Renard, parcourait des yeux cette plaine qui montait légèrement vers les maisons de Dolchanka, imaginait tous ces gens qui, quelques années auparavant, durant la guerre, traversaient ces lieux, en tuant, en mourant, en brûlant les maisons, en violant les femmes, en torturant les hommes, en les enterrant vivants dans ces champs redevenus sauvages. Il se disait alors que cette semence-là arrosée par tant de sang ne pouvait pas rester sans porter de fruits. Et que le travail bruyant des activistes avait peut-être une force cachée dont il ne parvenait pour l'instant à deviner le sens.

Cette force se manifesta en ce printemps de 1928, dans le même champ, au milieu de la tiédeur matinale des mêmes labours. Sans interrompre sa lente avancée derrière le cheval, Nikolaï surveillait du coin de l'œil ces quatre silhouettes venant du village: Carassin, Krasny, gatoum et, vêtu d'un long manteau de cuir, un inconnu, sans doute un inspecteur diligenté pour vérifier la mise en marche de la collectivisation. Un groupe d'activistes, hommes et femmes, les suivait à quelques pas de distance. Nikolaï savait pourquoi ils venaient. Depuis plusieurs mois, on ne parlait que de cela à Dolchanka. Les affiches collées à la porte du soviet l'annonçaient clairement: l'organisation d'un kolkhoze. Le seul point obscur dans les déclarations de Krasny concernait les aiguilles à coudre. Les paysans n'avaient pas bien compris s'il fallait les rendre aussi au kolkhoze, comme le bétail et les outils. Certains, de peur d'être suspectés de s'opposer à la politique du Parti, avaient apporté au soviet même leur vaisselle. D'autres attendaient, en espérant que cet accès de folie allait se calmer. Nikolaï était de leur nombre.

Il termina le sillon et en arrivant au chaintre, retint le cheval et s'arrêta. En suivant l'avancée des activistes à travers le champ, il éprouvait cet étouffement de colère qui lui rappelait une journée lointaine: des otages éplorés rassemblés dans une cour et ce fin serpent de papier qui sinue en sortant de l'appareil télégraphique et annonce la mort. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, se débattant dans des réflexions sans issue. «Fuir en emmenant la famille? Brûler la maison, pour ne rien laisser à ces parasites? Mais fuir où? Dans les villages voisins c'est pire encore, on emprisonne les gens qui possèdent deux chevaux. Dans la forêt? Mais comment y vivre avec un enfant de huit ans et par ces nuits encore froides?» En imaginant cette fuite il voyait le pays tout entier peuplé d'activistes, embrouillé dans des écheveaux de bandes télégraphiques…

Ils s'approchaient. Nikolaï s'inclina, enleva une barbe d'herbe sèche qui s'était enroulée autour du soc et, de l'autre main, vérifia sa cachette: dans l'ornière arrondie du chaintre, ses doigts frôlèrent la poignée d'une hache. Il se sentait à présent libéré. Plus de pensées, plus d'hésitation. Ils allaient l'entourer, il se pencherait comme pour changer l'angle du soc, saisirait la hache, l'abattrait sur Batoum, puis sur l'inspecteur. Carassin, le plus pleutre, essaierait de se sauver. Krasny, incapable d'agir, se mettrait à hurler… Il lui semblait que sa tête était enveloppée dans du verre glacé et liquide. Avec une précision hallucinante il voyait le luisant d'une couche de terre retournée, ce scarabée noir qui courait, grimpait sur sa botte… Dans une brève levée du vent, il entendit les paroles, encore indistinctes, des gens qui venaient vers lui.

Il les regarda, puis porta la vue plus haut, vers la montée de la plaine où apparaissaient les premières isbas de Dolchanka. Et vit, comme il lui arrivait parfois de voir durant le labour, la silhouette d'Anna. Elle se tenait là, immobile, les deux seaux posés à ses pieds. À une telle distance, il ne parvenait pas à distinguer l'expression de ses yeux et il savait qu'elle ne pouvait que garder le silence. Mais plus que la voix, plus que le frémissement deviné des paupières, c'était l'air même de cette matinée qui l'écarta soudain de la minute vécue. L'air était gris, léger. Le vent portait l'aigreur humide des branches à peine touchées par la verdure et l'essoufflement des derniers amas de neige cachés dans les bois… Nikolaï sentait que cette femme là-bas, sa femme, Anna, et lui, à l'autre bout de la plaine, étaient unis par cet air, par sa lumière pâle qui marquait une journée de printemps, l'un des printemps de leur vie…

Les quatre hommes ralentirent le pas avant de l'aborder, comme s'ils entouraient un fauve prêt à sauter. Pour une seconde, il crut avoir oublié leurs noms et le but de leur expédition. Il était encore très loin, dans la mémoire soudainement éveillée de tous les printemps, de toutes les neiges, de tous les levers de soleil et de toutes les nuits qu'il avait vécus et vus avec Anna. Dans cette nuit surtout, au bord d'une rivière, près d'un feu de bois, au retour de la mort…

Il salua d'un hochement de tête la délégation des activistes. Et fit un effort pour retenir un sourire. Leur mine exagérément grave et digne jurait avec leurs bottes transformées en véritables pattes d'éléphant par les mottes d'argile collées. Au lieu de la colère des derniers mois, Nikolaï éprouva le dépit que provoque la bêtise des enfants à l'âge ingrat, une bêtise dangereuse et impossible à éviter avant que «ça leur passe». Carassin fit un pas en avant, se retourna pour s'assurer que Batoum était là et lança une tirade bien préparée:

«Alors, propriétaire bourgeois, on ne lit pas les journaux, on se moque des décisions du soviet…»

Krasny intervint, mais d'une voix où la condamnation était déjà mieux formulée:

«… et on continue à se servir des biens qui appartiennent au peuple. Et on n'est pas prêt à les rendre! »

Nikolaï fit semblant d'écouter avec un air attentif et respectueux. Et il parla sans se défaire de cette expression, en y ajoutant même la mine d'un paysan obtus mais plein de bonne foi.

«Les rendre au soviet? Mais comment je pouvais les rendre? Ça serait la pire duperie!» s'ex-clama-t-il en jouant l'honneur offensé.

Les activistes échangèrent un coup d'œil, déconcertés.

«Comment ça, une duperie? Qu'est-ce que tu veux dire par là? s'étonna l'inspecteur, en forçant les notes métalliques de sa voix.

– Mais, venez, regardez-moi ça, camarade inspecteur!»

Et profitant de la confusion, Nikolaï le saisit sous le coude et l'entraîna vers le cheval.

«Non, mais regardez un peu, vous croyez que c'est honnête de rendre au kolkhoze un cheval dans un tel état? Vous avez vu ces sabots? Et comment le ferrer? Le seul forgeron qui nous restait, le camarade Batoum l'a arrêté il y a deux semaines… Oui, le forgeron, Ivan Goutov. Et ça, regardez, ce n'est plus une charrue, c'est de la ferraille. Et pourquoi? Parce que la vis pour régler le soc s'est cassée, mais comme la forge est fermée… Que je vous dise, la main sur le cœur: donner ça au kolkhoze, c'est pire qu'une tricherie, c'est… (Nikolaï baissa la voix) c'est du sabotage!»