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En sortant d'une bourgade en ruine, au début de l'automne, il ramassa cette page de journal déchiré, un numéro de la semaine précédente. En le lisant, on pouvait croire que l'ennemi avait à peine franchi la frontière et qu'il allait être chassé d'un jour à l'autre. Ce soir-là, on se battait à une centaine de kilomètres de Moscou…

Depuis quelque temps déjà il savait pourquoi les Allemands souriaient en tirant. C'était un rictus qui n'avait rien à voir avec la joie. La grimace inconsciente d'un homme qui écrase entre ses mains les secousses d'une longue rafale. Comme la plupart de ses compagnons, Pavel était à présent armé d'une mitraillette allemande récupérée au combat. Ils avaient désormais le même sourire que les Allemands. Et ils ne couraient plus devant les chars, mais plongeaient dans une tranchée, faisaient le mort, se relevaient, jetaient des grenades. Au réveil, en décollant les pans de leurs manteaux de la terre gelée, ils tournaient le visage vers la naissance de la clarté, dans l'espoir du soleil. Moscou, de plus en plus proche, était quelque part dans ce voile de froid, ils la devinaient tel un gonflement de veines nues qui battaient sous le vent de cette plaine glacée.

Il lui arrivait de se dire qu'il avait vu tout ce qu'on pouvait voir de la mort, qu'aucun corps meurtri, déchiré, morcelé ne devait plus le surprendre par la fantaisie des mutilations. Pourtant la mort restait étonnante. Comme ce matin-là, dans la belle lumière d'un soleil se levant du côté de Moscou. Un soldat aux yeux brûlés par une explosion courut vers les chars, aveugle, guidé par le bruit des moteurs et par sa détresse, et roula sous les chenilles en faisant sauter une grenade. Ou encore ce jeune Allemand sans casque, à moitié allongé près d'un canon renversé, les mains en sang serrées sur ses côtes fracassées et qui appelait d'une voix gémissante d'enfant, en pleurant dans une langue que jusqu'alors Pavel n'avait entendue qu'aboyée et qu'il croyait faite pour être aboyée.

Il y avait aussi son propre corps que, durant une seconde infinie, il vit étendu, inerte dans les ornières enneigées. La détonation d'un obus supprima tous les bruits et c'est au milieu de ce silence d'un monde disparu qu'il se vit d'un regard extérieur et très lointain («comme du ciel», penserait-il plus tard): le corps d'un soldat dans sa capote tachée de boue, les bras écartés, le visage rejeté vers le haut, vers ce beau soleil d'hiver qui aurait gardé la même splendide indifférence s'il n'était plus resté personne dans cette matinée de décembre. Il était sûr d'avoir vécu ces quelques instants de contemplation détachée et indolore, sûr d'avoir vu la fragile dentelle du givre qui entourait la tête du soldat immobile. Sa tête… Quand, à l'hôpital, il repris connaissance et put de nouveau entendre, il sut qu'on avait failli le laisser pour mort dans ce champ où il n'y avait plus un vivant. Une infirmière, plutôt par acquit de conscience, s'était approchée de ce cadavre dont la tête était prise dans une flaque glacée, s'était accroupie, avait porté un petit miroir aux lèvres du soldat. La transparence du verre s'était couverte d'une légère buée…

Retournant au front à la fin de l'hiver 1942, il remarqua que durant son absence le monde avait changé. Désormais, le matin, en reprenant leur besogne de guerriers, ils avaient le soleil dans le dos. Et le soir, sur les derniers kilomètres avant la halte, les plus pénibles, quand les bottes alourdies de boue semblaient prendre racine dans la terre, ce soleil brillait devant eux, à l'ouest, dans la direction de l'Allemagne. Comme si dans les champs glacés près de Moscou les points cardinaux s'étaient inversés.

Cette inversion du soleil fut une logique réconfortante. La seule dans le capricieux chaos de la guerre. S'il avait eu le temps d'y réfléchir, il aurait remarqué encore cette autre logique: on comptait dans les rangs de moins en moins d'hommes nés, comme lui, tout au début des années vingt, ceux qui combattaient dès le premier jour de la guerre. C'est bien plus tard que les survivants de sa génération auraient le loisir d'examiner le diagramme des âges, ce triangle aux côtés ébréchés, un sapin, eût-on dit, pointu en haut, évasé vers le bas. A la hauteur de 1920, 1921, 1922, il y aurait une profonde entaille, comme si une mystérieuse épidémie avait exterminé les hommes qui avaient ces années de naissance. Il n'en resterait qu'un ou deux sur cent. Des branches émondées jusqu'au tronc.

Dans la rude poussée humaine vers l'Occident, Pavel avait appris que la survie dépendait le plus souvent non pas de la logique, mais de la connaissance des petites astuces du chaos, de ses imprévisibles lubies qui défiaient le bon sens. Une victoire pouvait être plus meurtrière qu'une défaite. La dernière balle tuait celui qui, à la fin du combat, ébruitait son soulagement et allumait le premier une cigarette. Et on ne pouvait jamais dire si ce qui arrivait était salvateur ou mortel.

C'est en marchant dans cette ville à peine réprise aux Allemands qu'il pensait à la victoire qui fauchait plus d'hommes qu'une bataille perdue. Les rues, vides, gardaient encore des perspectives instables, inquiètes, déformées par le regard qui les avait embrochées sur la visée du tir, par la course essoufflée de l'angle d'une maison à l'autre. Les tués avaient l'air de chercher un objet perdu dans la poussière des cours, au milieu des gravats des immeubles éventrés… Quelques minutes avant, la durée du silence, plus longue qu'une simple pause entre les rafales, annonçait la fin et le soldat qui était accroupi à côté de Pavel derrière un pan de mur se redressa, bâilla avec satisfaction en aspirant l'air humide de cette soirée de mai. Et il se rassit immédiatement, puis s'affala sur le côté, une pincée de tabac encore serrée entre l'index et le pouce et, au coin d'un sourcil, ce creux qui s'imprégnait rapidement de sang. Pavel se jeta par terre, en croyant à un tireur embusqué. Mais en regardant la plaie, reconnut le travail d'un éclat égaré, l'un de ces bouts de métal qui venaient on ne sait d'où, à la fin d'un combat, et n'étaient précédés d'aucun bruit d'explosion. D'ailleurs, dans le ciel obscurci par l'orage, le tonnerre imitait les explosions dans un grondement sourd, à l'autre bout de la ville. Pavel se leva, héla les infirmiers qui, deux corps chargés sur un brancard, traversaient la rue en courant…

Avec d'autres soldats, il marcha le long des maisons trouées d'obus, puis en entendant le bruit du piétinement, tourna dans une ruelle moins touchée et se mit à vérifier les immeubles les uns après les autres. Dans l'avant-dernier, il se retrouva seul. Les couloirs, les portes des classes, et dans les classes les tableaux et les morceaux de craie dans la rainure, en dessous… Certaines vitres étaient brisées et dans la pénombre d'une fin de jour lourde d'orage, il lui semblait reconnaître aussi ce moment très particulier de mai où les dernières leçons de l'année fondaient dans la joie des grosses averses, des grappes humides de lilas derrière la fenêtre ouverte, dans cette obscurité orageuse qui envahissait soudain la salle de classe et créait entre eux et le professeur une discrète et rêveuse complicité. Sur le tableau de l'une des salles, il vit cette inscription tracée avec une application scolaire: «La capitale de notre pays est Berlin.» L'enseignement se faisait d'après les programmes allemands rédigés pour les «territoires de l'Est», Moscou était censée disparaître au fond d'une mer artificielle… Il sortit de la classe en entendant des coups de feu dans le couloir du rez-de-chaussée. Quelques soldats allemands se cachaient encore dans l'immeuble et il n'était pas facile de les dénicher dans ces dizaines de salles où l'œil était tout le temps distrait par les caractères à la craie sur le tableau, par les pages d'un manuel oublié.

Pavel ne s'étonna pas que le souvenir de ces classes désertes fût plus tenace que celui de la bataille elle-même, pour laquelle pourtant il reçut une médaille et dont la date était marquée par des salves victorieuses à Moscou. Il connaissait trop bien les imprévisibles caprices de la guerre et de ce qui en restait dans la mémoire. Et c'était aussi par un caprice de mauvaise humeur que le commandant lui refusa une semaine de permission, le temps de se rendre à Dolchanka, à moins de cent kilomètres de la ville reconquise. C'était la troisième année de guerre, une année faite comme les précédentes de mille mouvements de troupes, de progressions pénibles et de replis chaotiques. Au milieu de ces trajectoires embrouillées, un seul point fixe, inchangé depuis son départ: la maison de sa famille, les feuilles de plantain autour du perron en bois, le crissement familier de la porte. Malgré toutes les villes calcinées, malgré tous les morts, le calme de cette maison paraissait intact, jusqu'au sourire des parents sur cette photo, dans la salle à manger: le père, la tête légèrement tournée vers la mère dont il semblait attendre la parole… Dans cette ville si proche de Dolchanka, une ville à moitié rasée par les obus, un doute le saisit. Il voulait juste s'assurer que la photo souriait toujours sur le mur… Dans le refus du commandant, il vit un mauvais signe qui, quelques jours après, se confirma: un champ de mines sur lequel ils piétinèrent comme une bande d'aveugles, puis cette giclure d'éclats, la douleur, mais avant la douleur, la vue de ce corps sectionné en deux et qui rampait toujours: le soldat avec lequel, une heure avant, il parlait des différentes astuces de la pêche… À l'hôpital, il rumina sa rancœur contre le commandant. Le jour où il put se lever et sortir dans le couloir, il apprit qu'entre-temps, dans une offensive mal engagée, leur division avait été enterrée par l'artillerie allemande. Il n'éprouva ni joie d'y avoir échappé, ni remords. La guerre rendait tout ce qu'on pouvait dire ou penser d'elle à la fois vrai et faux, et dans chaque minute il y avait trop de mal et trop de bien mélangés pour pouvoir juger. On ne pouvait que se taire et regarder. Près d'une fenêtre, un jeune soldat apprenait à allumer une cigarette en la serrant entre les moignons de mains qui lui restaient.