Tu allumas une torche électrique, je vis tes doigts dans l'étroit faisceau de lumière, le scintillement d'une aiguille. «Dire la vérité sur ce que nous avons vécu…» Je me dressai sur un coude avec l'envie de t'expliquer que je ne comprenais rien à l'époque qui se dérobait déjà sous nos pieds. Et que sa confusion me faisait penser aux entrailles de ce véhicule blindé que j'avais vu la veille, dans le centre-ville, en m'abritant des rafales. Éventré par une roquette, il fumait encore en exhibant un mélange complexe d'appareils désarticulés, de métal tordu et de chairs humaines déchiquetées. La force de l'explosion avait rendu ce désordre étonnamment homogène, presque ordonné. Les fils électriques ressemblaient à des vaisseaux sanguins, le tableau de bord défoncé et éclaboussé de sang – au cerveau d'un être insolite, d'une bête de guerre futuriste. Et enfouie quelque part dans ce magma de mort, la radio, indemne, lançait ses appels chevrotants. La scène n'était pas nouvelle pour moi. Seule la conscience très claire de ne pas comprendre était toute neuve. Caché dans mon refuge, je me disais que les hommes qui s'entre-tuaient sous ce ciel sans nuages vivaient dans un pays où les épidémies se montraient bien plus efficaces que les armes, que le prix d'une roquette aurait suffi à nourrir tout un village dans cette contrée africaine, que le véhicule, monnayé, aurait payé le forage de centaines de puits, que la faute de cette guerre revenait aux Américains, et à nous, à eux et à nous car nous nous battions par peuples interposés, et aux anciens colonisateurs qui avaient corrompu l'état adamique de ces pays, et que d'ailleurs ce paradis primitif n'était qu'un mythe, et que les hommes s'étaient toujours battus, aux lances autrefois, aux lance-roquettes à présent, et que la seule chose qui distinguait la mort des occupants du blindé incendié et le carnage du temps de leurs ancêtres était la complexité avec laquelle cette mort, une mort si individuelle (je voyais, sous une couche de blindage arrachée, un long bras très mince, presque adolescent, avec un fin bracelet en cuir au poignet) et si anonyme se noyait dans les intérêts des puissances lointaines, dans leur soif de pétrole ou d'or, dans le jeu bureaucratique de leurs diplomaties, dans la démagogie de leurs doctrines. Et même dans les petits soucis et les prochains plaisirs de ce vendeur d'armes que j'avais vu, deux jours avant l'éclatement des combats, prendre l'avion pour Londres: il se faisait appeler Ron Scalper, ressemblait à un représentant de commerce très banal et cherchait à accentuer cette banalité en livrant sa valise au contrôle avec une naïve maladresse de touriste, en s'essuyant le front devant celui qui vérifiait son passeport… Oui, ce soldat tué était insidieusement lié au soulagement de cet homme qui, une fois installé dans l'avion, avait tourné le bouton de la ventilation et fermé les yeux, déjà transporté dans l'antichambre du monde civilisé. Par les mêmes voies sinueuses, ce poignet avec son bracelet de cuir se prolongeait dans la vie de la femme que le passager pour Londres imaginait déjà, offerte, nue, malléable sous son désir, cette jeune maîtresse qu'il avait bien méritée en prenant tous ces risques… «Notre époque, pensai-je, n'est rien d'autre que cette monstrueuse physiologie qui digère l'or, le pétrole, la politique, les guerres en sécrétant le plaisir pour les uns, la mort pour les autres. Un gigantesque estomac qui transvase et broie les matières que pudiquement et hypocritement nous séparons. Cette jeune maîtresse qui soupire, en ce moment même, sous son vendeur d'armes, pousserait un cri indigné si je lui disais que leur bonheur (car ils appellent cela, sans doute, le bonheur) est inséparable de ce poignet puéril taché de cambouis et de sang!»
Je me levai avec l'envie de te confier ces réflexions dans leur désespérante simplicité non, je ne comprends rien à cette physiologie grotesque parce qu'il n'y a rien à comprendre. Je traversai l'obscurité de notre chambre striée de reflets de flammes, te rejoignis près de la fenêtre. «Un jour il faudra pouvoir dire la vérité…» J'allais te répondre que la vérité de notre époque c'était ce jeune corps imbibé de crèmes de beauté, cette chair que le marchand d'armes s'offrait contre les lance-roquettes et que ce marché, dénouement tragi-comique d'un jeu planétaire, ordonnait que ce jour-là, à cet endroit précis, ce soldat portant un lacet de cuir au poignet fût déchiqueté par une explosion. La vérité d'une logique et d'un arbitraire absolus.
C'est au moment de te le dire que je vis ton geste. Mains levées à mi-hauteur de la fenêtre, tu rapiéçais la moustiquaire déchirée. De longs points de fil clair, des mouvements très lents guidés par l'aiguille qui tâtonnait dans l'obscurité, mais aussi cette autre lenteur, celle d'une profonde rêverie, d'une lassitude telle qu'elle ne cherchait même plus le repos. Il me sembla que jamais encore je ne t'avais surprise dans un tel abandon, dans la consonance aussi parfaite de cet instant de ta vie avec toi-même, avec ce que tu étais pour moi. Tu étais cette femme dont ma main effleurait les épaules qui paraissaient froides dans la touffeur de la nuit. Une femme dont je percevais comme jamais l'infinie singularité, la troublante unicité d'être aimé et qui, inexplicablement, se trouvait vivre, ce soir-là, dans cette ville ravagée, si près d'une mort accidentelle ou d'une mort calculée. Une femme qui refermait les bords du tissu sur une nuit de fin de combats. Et qui, apercevant enfin ma main, inclinait la tête, retenait mes doigts sous sa joue et se figeait déjà dans un demi-sommeil.
Ta présence était d'une totale étrangeté. Et en même temps d'une nécessité toute naturelle. Tu étais là et la complexité meurtrière de ce monde, cet enchevêtrement des guerres, des avidités, des vengeances, des mensonges se trouvait face à une vérité qui se passait d'arguments. Cette vérité était suspendue à ton geste: une main qui referme les pans du tissu sur la nuit gorgée de mort. Je sentis que tous les témoignages que j'aurais pu apporter étaient dépassés par la vérité de cet instant arraché à la folie des hommes.
Je n'osai pas, je n'aurais de toute façon pas su, t'interroger sur le sens de tes paroles. J'embrassai ta nuque, ton cou, le début du fragile chapelet des vertèbres – avec cette tendresse aiguë que provoque le corps d'une femme désarmée par une occupation qu'elle ne peut pas interrompre. Et c'est en simple écho à ton souhait de vérité que je me mis à te raconter la naissance du monde dans le regard de cet enfant perdu au milieu des montagnes. Sa peur de comprendre, son refus de nommer et son salut par la musique d'une langue inconnue. Il a vacillé un instant au seuil de nos jeux de plaisir et de mort et s'est laissé noyer de nouveau dans l'intimité fraternelle de l'univers. La femme qui le tenait dans ses bras continuait à chanter doucement sa berceuse même quand l'écho des coups de feu est parvenu de l'autre rive du courant. Cette langue inconnue était sa langue maternelle.
Je commençai ce récit devant la fenêtre, devant ce rectangle en résille que tu rapiéçais, je le terminai en chuchotant, incliné vers ton visage détendu par le sommeil. Je pensai qu'en t'endormant tu avais manqué la fin. Mais aux dernières paroles, sans rien dire, tu serras légèrement ma main.
Bien avant de t'avoir connue, il m'arrivait de revenir dans cette nuit au Caucase, auprès de l'enfant endormi. Ces retours permettaient d'échapper à un soudain surplus de douleur, à une laideur trop agressive. Ils balisaient ma vie par un pointillé de brèves résurrections après ces morts intermédiaires dont notre vie est parsemée. L'une de ces morts m'atteignit le jour où un élève, chef de l'une des petites bandes qui sévissaient dans notre orphelinat, crachota des miettes de tabac de son mégot dans ma direction et annonça avec un chuintement méprisant: «Mais tout le monde le sait, ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien…» Ou une autre fois, lorsque au hasard d'un vagabondage je surpris, noyée dans les herbes folles d'un ravin, cette femme en partie dénudée et ivre que deux hommes possédaient avec une hâte brutale, dans un soufflement de petits rires faux et de jurons. Sur le fond sombre des herbes de juin, son corps très rond, très gras aveuglait par sa blancheur. Elle tourna la tête, je reconnus la simple d'esprit que les habitants de la ville appelaient par un diminutif de petite fille, Lubotchka… Ou bien cet anniversaire et ses coupelles en maillechort. Tout le monde essaya de faire comme si j'étais pareil aux autres, de ne pas remarquer mes maladresses ou de les prévenir. Et leur bonne volonté était si évidente qu'il n'y avait plus aucun doute: je ne serais jamais comme eux, je resterais toujours cet adolescent aux mains rouges de froid, traqué par son passé et qui, interrogé sur ses origines, tantôt bafouillerait des vérités qu'on prendrait pour des mensonges échevelés, tantôt mentirait en rassurant les curieux. Et il y aurait toujours, comme ce jour-là, un tout jeune enfant qui le tirerait par la manche et lui demanderait: «Et pourquoi tu ne ris pas avec nous?»
Après chacune de ces morts, je me retrouvais dans ma nuit caucasienne, je voyais le visage de la femme aux cheveux blancs, ses yeux qui fixaient mes paupières, j'écoutais son chant murmuré dans une langue dont la beauté semblait protéger cet instant nocturne.
Plus tard, étudiant en médecine, j'essayai de mettre fin à ces retours en y voyant un signe de faiblesse sentimentale, honteuse pour un futur médecin militaire. Je cessai d'en avoir honte au moment où je compris que cette nuit n'avait rien en commun avec l'attendrissement que nous extorque une enfance heureuse. Car il n'y avait pas eu d'enfance heureuse. Juste cette nuit où l'enfant en franchissant la frontière du monde s'était effrayé et avait pu, par la magie d'une langue inconnue, revenir pour quelque temps encore dans l'univers d'avant.