Выбрать главу

Pavel voulut descendre à la première occasion, attiré par une grande ville que le train tra-versa en s'immobilisant pour quelques minutes. Cette contrée verticale lui semblait trop étrangère. La femme le retint.

Ils sautèrent du wagon lorsque le convoi, à la sortie d'un long tunnel, ralentit à un tournant, au milieu des montagnes. La femme marcha vite, en descendant le versant couvert d'arbres et de buissons que Pavel ne connaissait pas. Il la suivait avec difficulté, se laissant agripper par les ronciers qu'elle savait éviter, dérapant sur des petits éboulis cachés sous la brande. La forêt, sans un sentier, paraissait vierge. En débouchant sur la berge d'un cours d'eau, la femme s'arrêta et Pavel, la rattrapant («Elle veut m'égarer ou quoi? » s'était-il dit quelques minutes auparavant), demanda sans pouvoir cacher son inquiétude sous un ton de bravade: «Alors, tant qu'à faire, on va monter au Kazbek, à présent? Tu m'amènes où, comme ça?» La femme sourit, et c'est à ce moment qu'il remarqua à quel point elle était lasse. Sans répondre, elle avança sur les galets, entra dans le courant, y plongea, tout habillée, et ne bougea plus, laissant l'eau laver son corps, son visage, sa robe aux manches effilochées. Pavel voulut l'appeler puis se ravisa, sourit et s'en alla vers les rochers qui, un peu plus bas, descendaient dans la rivière. Tout lui parut soudain simple, comme prévu par un ordre de choses insolite qu'il allait découvrir. Il se déshabilla derrière les rochers et glissa dans le courant. Le soleil était déjà au zénith et cuisait la peau. Les vêtements séchèrent en quelques minutes.

Pendant la halte sur cette berge, il apprit ce qu'il devinait déjà. La jeune femme était une Balkare. L'un de ces peuples caucasiens déportés en 1944. Certains tentaient de rentrer clandestinement, mais se faisaient prendre bien avant d'avoir vu la neige des sommets.

Elle lui montra son village de loin: une rue déserte, des vergers aux branches couchées par terre sous l'inutile abondance de fruits et dans la cour d'une maison, sur une corde, une rangée de linge en lambeaux.

Ils s'installèrent à plusieurs kilomètres de là, par prudence. De temps en temps, Pavel descendait dans ce village vide où il trouvait quelques outils de charpentier, une boîte de clous, un vieux briquet à amadou… Un jour, il vit, imprimés dans l'épaisse poussière de la rue, des traces de roues. Il reconnut un tout-terrain militaire. Les mois passèrent, la voiture ne réapparut pas. Il ne dit rien à la femme. «À ma femme», pensait-il souvent à présent.

Le refuge qu'ils avaient construit dans le repli rocheux d'un vallon était à une journée de marche d'une petite ville avec une gare de chemin de fer. C'est de cette ville que Pavel envoya une lettre à Sacha. Elle était seule à connaître leur vie cachée. Seule à venir les voir une ou deux fois par an.

Elle vint aussi pour la naissance de leur enfant et resta plus longtemps cette fois-là… Un soir, pavel revenait de son rucher installé de l'autre côté du vallon, à l'orée d'une forêt de châtaigniers. Il traversa le courant, en portant sur son épaule une seille remplie de miel frais, s'arrêta pour reprendre souffle en bas d'une petite montée qui menait vers leur maison. Il voyait à travers la porte entrouverte les silhouettes des deux femmes. Sacha restait debout, une bougie à la main, sa femme était assise, le visage penché vers l'enfant. Il entendait non pas les paroles mais juste la tonalité, lente et égale, de leur conversation à mi-voix. Il pensa à Sacha, avec cette reconnaissance douloureuse qu'on éprouve envers celui qui n'attend aucun mot de reconnaissance, qui n'y pense même pas et qui donne beaucoup trop pour qu'on puisse le lui rendre. «Elle serait russe, elle n'aurait jamais osé venir ici…», se dit-il en comprenant que c'était une manière très imparfaite d'exprimer la nature de cette femme. Étrangère, elle prenait plus de liberté avec les pesantes lois et habitudes qui gouvernaient ce pays et qu'elle ne croyait pas absolues. Alors elles cessaient d'être absolues.

De l'endroit où s'était arrêté Pavel, il entendait le ruissellement du courant, ce bruissement souple et sonore qui, la nuit, emplissait leur maison, en se fondant dans les bruits de la forêt, dans le crissement du feu. Sous le rocher, en face de la maison, l'eau était lisse et très noire. Le ciel y jetait le reflet d'une constellation qui ondulait lentement en changeant de contour. Il s'étonnait en pensant que l'homme avait besoin de si peu pour vivre et être heureux. Et que dans le monde qu'ils avaient fui, ce peu se perdait dans les innombrables stupidités, dans les mensonges, dans les guerres, dans le désir d'arracher ce peu aux autres, dans la peur de n'avoir que ce peu…

Il souleva la seille et se mit à monter vers la maison. Sa femme se tenait sur le pas de la porte avec leur fils dans les bras. L'enfant s'était réveillé mais ne pleurait pas. Les étoiles éclairaient faiblement son petit front. Ils restèrent un instant dans cette nuit, sans bouger, sans rien dire.

… Celle qui me contait la vie de Pavel interrompit son récit sur cet instant de nuit. Je pensai que c'était une simple pause entre deux mots, entre deux phrases et que le passé allait de nouveau s'éveiller dans sa voix. Mais peu à peu son silence se confondit avec l'immensité de la steppe qui nous entourait, avec le silence du ciel qui avait cette luminosité dense des premières minutes d'après le couchant. Elle était assise au milieu de cet ondoiement infini des herbes et, la tête légèrement relevée, les yeux mi-clos, regardait au loin. Et c'est en devinant qu'il n'y aurait pas de suite que subitement je compris: la fin du récit m'était déjà connue. Je savais déjà ce qui arriverait au soldat, à sa femme, à leur enfant… L'histoire m'avait été confiée plus d'un an auparavant, par une soirée d'hiver, dans la grande isba noire, le jour où le cri d'un adolescent avait failli me tuer: «Ton père fusillé comme un chien par les mitrailleurs…» Depuis, d'un samedi soir à l'autre, le récit s'était poursuivi en me donnant ce qui me manquait le plus à l'orphelinat – la certitude d'avoir été précédé sur cette terre par des gens qui m'aimaient.

En regardant cette femme aux cheveux blancs assise à quelques mètres de moi, je comprenais de mieux en mieux que la véritable fin de son récit était ce silence, ce flot de lumière qui planait au-dessus de la steppe et nous deux, unis par la vie et par la mort des êtres qui survivaient uniquement en nous. Dans ses paroles et désormais dans ma mémoire. Elle se taisait, mais à présent j'imaginais son ombre au fond de la maison cachée dans un étroit vallon du Caucase. C'est elle, cette femme qui, une bougie à la main, souriait à une jeune mère qui entrait en portant un enfant dans ses bras, à l'homme qui déposait sur un banc une lourde seille recouverte de coton.

Je prononçais mentalement son prénom, Sacha, comme pour faire coïncider la femme qui était assise sur l'herbe de la steppe, à côté de moi, et cette autre qui avait, si discrètement, si intensément, traversé la vie de ma famille. C'est à ce moment qu'elle fit un effort pour se lever, en s'apercevant sans doute que la nuit approchait. Maladroitement, je me hâtai de lui venir en aide, de lui tendre mon bras, devinant pour la première fois la fragilité de son corps, la fragilité de la vieillesse qu'on a peine à concevoir quand on a quatorze ans. Mes doigts dans ce geste hâtif serrèrent sa main mutilée. Je sentis un frémissement instinctif, ce réflexe de pudeur qu'ont certains blessés qui ne veulent pas effrayer ou se faire plaindre. Elle me sourit, me parla d'une voix qui retrouva sa tonalité sereine et précise.

Après quelques minutes de marche, je me rendis compte que j'avais oublié, à l'endroit de notre halte, le livre que nous emportions durant ces longues journées passées dans la steppe, au bord d'une rivière. Je le dis à Sacha, rebroussai chemin en courant et en me retournant je la vis, de loin, toute seule au milieu de l'étendue sans limites emplie de la transparence du soir. Je marchais lentement en reprenant mon souffle et la regardais m'attendre là-bas, dans cette solitude absolue, dans ce détachement qui rendait sa présence semblable à un mirage. Je ne pensais pas à l'histoire de ma famille dont elle venait de me transmettre les derniers souvenirs. Je pensais à elle-même, à cette femme qui, d'une manière très discrète, presque involontairement, aurais-je pu croire, m'avait appris sa langue, et dans cette langue, le pays de sa naissance, le pays qui ne l'avait jamais quittée durant sa longue vie russe.

De loin, je reconnus son sourire, le geste de sa main. Et avec toute l'ardeur de mon âge, je fis le serment muet de lui rendre, un jour, son vrai nom et son pays natal tel qu'elle l'avait rêvé dans l'infini de cette steppe.

V

«Non, écoutez, soyons sérieux, politiquement ce pays est un cadavre. Ou plutôt un fantôme. Un fantôme qui espère encore faire peur mais qui fait plutôt rire.»

Ils parlaient de la Russie. Je n'intervenais pas. S'il m'arrivait de me trouver dans ce genre de réunions très parisiennes, ce n'était jamais pour y prendre la parole. Je répondais à l'invitation car je savais que dans ce monde très composite il y avait une chance de tomber sur un invité qui, en apprenant mes origines, pouvait s'exclamer. «Tiens, pas plus tard qu'hier j'ai rencontré, chez Untel, à Lisbonne, votre compatriote, comment elle s'appelait déjà… » C'est ainsi en tout cas que j'imaginais pouvoir capter ton ombre, la retenir, la cerner sur un continent, dans un pays, dans une ville, en questionnant cet invité providentiel… Durant plus de deux ans, j'avais patiemment revu les endroits où ta présence me paraissait probable, des villes que nous avions, même brièvement, habitées autrefois. Désormais, au lieu de cette quête (je m'étais souvent dit que logiquement tu devais précisément éviter ces villes-là), je guettais un écho que le hasard d'un bavardage mondain allait glisser entre deux sentences sur le «cadavre politique» ou autres vérités de salon.