Je pensais à ce prisonnier avec une joie que je ne parvenais pas à m'expliquer. Je me disais seulement que son regard n'était enregistré par aucune calculette qui additionnait les millions ni inscrit dans aucun martyrologe officiel. Personne ne m'imposait son souvenir mais il vivait dans ma mémoire, un être singulier dans toute la douloureuse beauté de son geste.
En me faufilant entre les groupes d'invités, vers la sortie, je croisai la femme-adolescente. À travers le bruit, je ne saisis que la fin des paroles qu'elle m'adressait:
«… captivant!
– Oui, c'était très intéressant», répétai-je avec son intonation.
Elle me serra la main et en la tirant légèrement m'obligea à me pencher un peu.
«C'était très juste ce que vous avez dit sur le; pacte germano-soviétique, dit-elle en plissant les yeux en signe de complicité.
– C'est que… Ce n'est pas vraiment moi qui…
– Et puis ce… comment vous disiez déjà, ce Katyn. Quelle histoire! Remarquez, les Polonais, je ne leur ai jamais fait confiance.
– Oui, mais là, c'étaient plutôt les Russes qui les ont…
– Vous savez, ma fille a une amie russe, une jeune femme adorable, très cultivée, elle parle trois ou quatre langues et connaît le monde entier. Il faudra qu'un jour vous fassiez sa connaissance. Et en plus, elle est violoniste…»
En apprenant ce détail, je suivis le reste du récit distraitement. La violoniste affirmait: «Grattez bien un Russe, vous trouverez un Tatare.» La formule enchantait la femme-adolescente. En l'écoutant, je cherchais dans le rythme de sa respiration cette pause qui m'eût permis de prendre congé. Mais le souffle que contenait cette poitrine malingre paraissait intarissable. «Grattez un Polonais, je vous assure, vous trouverez un…», elle m'attira vers elle pour terminer son jugement. «Non, mais il y en a quand même qui ne le sont pas!» protestai-je en vain.
À ce moment-là, derrière la femme-adolescente, au milieu des groupes et des couples, je vis un visage d'homme qui, tourné de profil, me parut à la fois connu et méconnaissable. Je le fixai. Ce profil semblait sourire aussi à quelqu'un d'autre que son interlocuteur. J'essayai de me souvenir, mais bien avant de se préciser dans un nom ou un lieu, ce visage disparut derrière le défilé des invités.
Je réussis, entre la fin d'un récit et le début immédiat du suivant, à glisser un bref mot d'adieu et à replonger dans la foule, en arrachant ma main aux doigts de la narratrice. «Le pacte, Katyn, la réputation irrémédiable des Polonais…», je me disais que curieusement ce pot-pourri mondain était une réponse détournée aux mensonges des hypnotiseurs de la mémoire… Je les vis ensemble, le cinéaste et l'intellectuel, un peu à l'écart des autres. Un bout de phrase de leur conversation perça le vacarme: «… demain tu auras déjà le papier de Jean-Luc et puis jeudi…»
Dans la loge du gardien, le téléviseur papillotait sur les dernières minutes d'un match. L'homme, debout sur le pas de la porte, avait une mine fatiguée et encore tiraillée par l'émotion du spectacle. «Quatre à un! Du jamais vu…», s'exclama-t-il en remarquant mon coup d'œil sur l'écran et ne doutant nullement qu'on pût ne pas être surpris par ce score. Je me dis que le match était diffusé pendant la projection du film.
Devant la sortie, un attroupement se forma, celui de la fin, le plus bavard, le plus lent à se disperser. J'attendis que, un par un, les invités se glissent dans le goulet de la porte. Soudain, dans une répétition troublante, j'aperçus le visage d'un homme, ce profil discrètement souriant et dont le sourire, je le constatais maintenant, semblait tenir compte de ma présence. Comme moi, l'homme attendait l'écoulement de la foule. Je fis quelques pas dans sa direction. Il tourna légèrement la tête. C'était Chakh.
«Il doit y avoir quelque part la sortie des artistes…» Chakh prononça ces paroles à mi-voix, comme pour lui-même et, en évitant la cohue qui bloquait toujours la porte, il se mit à gravir un escalier au fond du hall. Je le suivis.
Nous nous retrouvâmes sur le balcon d'un entresol vitré qui contournait la salle déjà à moitié désertée par les invités. Les voix qui montaient ressemblaient à celles des vendeurs en fin de marché, inutilement fortes et aiguës au milieu de peu d'acheteurs. On entendait aussi une série de petites ventouses décollées, des bises d'adieu accompagnées de miaulements de politesse. Les employés rangeaient les tables, poussaient les fauteuils. En marchant, Chakh regarda la salle, puis se retourna et je vis sur son visage une expression fatiguée qui semblait dire: «On n'y peut rien!»
Il connaissait sans doute cette autre sortie qui nous laissa, comme font souvent les salles de cinéma, dans une rue nocturne dont il est difficile de reconnaître tout de suite les façades. «J'ai écouté ton plaidoyer, tout à l'heure», me dit-il quand nous fûmes installés dans une brasserie. «D'ailleurs j'étais certainement seul à t'écou-ter», ajouta-t-il avec un léger sourire. Nous passâmes un moment sans parler. Derrière les baies vitrées de la brasserie défilaient des groupes de jeunes gens qui scandaient en hurlant la victoire de leur équipe et agitaient des drapeaux aux couleurs de foire.
«Oui, je t'ai écouté, mais en fait j'étais venu pour rencontrer l'un des sponsors du film… Je te laisse deviner qui?
– Quelque fonctionnaire de la Culture qui finance ce genre de navets pseudo-documentaires avec l'argent du contribuable français?
– Non, tu n'y es pas.
– Un ex-gauchiste devenu un magnat de la presse et toujours en lutte contre l'impérialisme soviétique?
– Non plus. Je vois que les années d'inaction te font perdre la main. Alors?
– Aucune idée. Un homme que je connais?
– Un homme que tu as rencontré et qui, en ces temps lointains, s'appelait Mr. Scalper. Tu te souviens, on plaisantait beaucoup sur ce nom si bien porté. Enfin, tu le connaissais mieux que moi…
– Oui, je vois maintenant. Ron Scalper, ce marchand d'armes aux goûts presque artistiques. Il partait deux ou trois jours avant le début des massacres. On aurait cru qu'il flairait le sang. Et il avait l'habitude de dire aux voyeurs qui restaient pour filmer les performances de ses canons: "Faites-moi quelques clichés en noir et blanc, avec les Africains, ça sort parfois mieux…" On avait vraiment envie de le scalper… Donc il s'est reconverti au mécénat?
– Il a surtout bien réussi depuis. Il dirige une grosse boîte américaine avec plusieurs fabriques d'armement, un institut de recherches, quelques revues spécialisées. Pour les lance-roquettes, il est parmi les meilleurs du monde…
– Mais ce film? Il a envie de se racheter ou quoi? Je le vois mal en train de verser des larmes, même de crocodile, devant les charniers des camps.
– Non, le film c'est simplement de la publicité améliorée. Ils ont un service qui s'occupe de cette agit-prop. La concurrence est rude dans le commerce des armes, tu le sais bien. Il ne suffit plus de projeter les films tournés par les voyeurs et destinés à quelques officiels. Il faut travailler en profondeur l'opinion des pays. Habituer les gens à l'idée que ce sont toujours les Américains qui les ont sauvés et que les Russes ne savent même plus fabriquer de bonnes casseroles. Toute l'Europe de l'Est va être rééquipée avec les armes américaines. Des contrats de dizaines de milliards. Les Américains n'auront bientôt plus un seul chômeur. Ça vaut bien la peine de financer quelques films et de mener quelques petites guerres, par-ci, par-là, histoire de tester la production
– Et tu crois que tout ce beau monde de tout à l'heure va encore se souvenir de ce film demain?
– Mais ce genre de produits est conçu non pas pour se souvenir, mais pour faire oublier. Oublier la bataille de Moscou, oublier Stalingrad, Koursk… J'ai parlé avec le sponsor: le prochain épisode est déjà en fabrication. Ça va s'appeler Les soldats de la liberté. El-Alamein, combats dans le Pacifique, débarquement en Normandie, libération de l'Europe – et voilà toute la Seconde Guerre mondiale. Surtout pas un mot sur le front de l'Est. Ça n'a pas existé. Et en plus, il parlait avec un sérieux très sincère: "El-Alamein est la première grande victoire, le vrai tournant de la guerre!" De leur guerre…»