– Et la Russie?»
Je le demandai sans arrière-pensée et surtout sans vouloir du tout lui couper la parole. Mais c'est ainsi que Chakh dut le prendre. Il se tut puis reprit avec un air de regret:
«Excuse-moi, je radote. J'ai joué tant de fois le gros Américain acheteur de secrets que j'ai fini par le détester. Un antiaméricanisme primaire et viscéral, comme diraient les intellectuels parisiens. Non, il ne faut pas être un mauvais perdant. Tu sais, j'ai raconté un jour à… à notre amie la mort de Sorge. Elle a pensé sans doute que je lui faisais un cours de propagande patriotique, je m'y suis mal pris peut-être. Mais je voulais tout simplement dire que dans cette dernière minute, sur l'échafaud, lui, le perdant, avec le nœud coulant sur le cou, il avait su vaincre. Oui, en poussant ce cri qui ferait rire aujourd'hui: "Vive l'Internationale communiste! " Mais qui peut savoir ce qui pèsera plus dans la balance du bien et du maclass="underline" toutes les victoires du monde ou le poing levé de cet agent trahi par tous…
– Et la Russie?»
Je le répétai d'une voix neutre, volontairement distraite, en lui laissant la possibilité de ne pas répondre. Mais sa réponse m'étonna par son ton de confidence:
«Plusieurs fois déjà, j'ai fait ce même rêve: je traverse la frontière russe, en train, c'est l'hiver, des champs blancs à perte de vue et pas une gare, pas une ville, etje comprends qu'il n'y aura plus que ces neiges infinies jusqu'au bout… Cela va faire vingt-deux ans que je n'y suis pas retourné. La dernière personne que j'ai connue là-bas et qui vit encore, c'est notre amie que tu vas finir par retrouver. Les autres Russes, je les ai tous connus à l'étranger. Quant à ceux qui viennent ici pour me vendre ces hélicoptères sur papier, c'est déjà une race nouvelle. Ceux qui vont régner ici-bas après nous.»
Il regarda sa montre, s'inclina pour tirer la valise et, déjà prêt à partir me dit avec un clin d'œiclass="underline"
«Et puisque tu brûles d'envie de savoir ce qu'il y a dans cette valise, je vais te raconter la suite des événements. Deux beaux spécimens de cette nouvelle race vont ce soir descendre dans le même hôtel que moi, attendre la nuit et pénétrer dans ma chambre. Ne m'y trouvant pas, ils s'attaqueront à la valise. La vigilante police française sera déjà prévenue. Les spécimens seront expulsés vers Moscou et accueillis à Cheremetievo. On essaiera de colmater la brèche par où s'envolent ces hélicoptères de combat et d'autres jouets conçus par nos ingénieurs affamés.»
Il commanda un taxi et, en l'attendant devant la sortie, nous écoutâmes le débit énergique des actualités qui résonnait au-dessus du bar: mélange de grèves, de guerres, d'élections, de matchs, de morts, de buts marqués. «Rien ne m'étonne plus dans ce monde, dit Chakh en regardant la rue grise de pluie, mais que les avions allemands qui bombardent les Balkans aient la même croix noire sur les ailes que du temps où ils bombardaient Kiev et Leningrad, cela ressemble à une très mauvaise farce.»
«Il sera plus facile de parler d'elle là-bas…»
Je savais déjà ce qu'il allait dire. Je l'avais compris à sa voix au téléphone. Puis à son visage. À ce silence dans la voiture. La douleur de ce que j'allais apprendre me paraissait encore, par moments, remédiable – il eût suffi de faire demi-tour, de foncer vers un aéroport, d'atterrir dans une ville où ta présence, même menacée, même improbable, se laissait deviner à l'une de ces adresses dont je pouvais encore, de mémoire, tout reconstituer: la rue, la maison, la trace de notre passage il y a plusieurs années… Une seconde après, je prenais conscience que Chakh allait me parler d'une mort (ni ton nom, ni ton regard n'étaient encore associés, pour moi, à cette mort) déjà ancienne.
Il en parlait en marchant sur ce chemin de campagne, entre deux rangées d'arbres nus, aux troncs bleuis de lichen, envahis de broussailles de mûres. Celui qui ne le connaissait pas aurait cru qu'il pleurait. Il essuyait de temps en temps sur ses joues des gouttes de la neige fondue qui nous avait surpris en route. Il parlait peu d'ailleurs et d'une voix sans timbre. Quand ses paroles s'interrompaient, je recommençais à percevoir le sifflement du vent, le piétinement de nos pas sur le chemin détrempé. La douleur rendait le monde de plus en plus méconnaissable. Je me voyais marcher à côté d'un vieil homme, dans un endroit perdu au milieu des champs éteints, un homme que je savais traqué, à bout de forces et qui n'était nulle part chez lui, un homme qui, en essuyant les filets d'eau sur son visage, me disait: «Maintenant, je connais presque exactement le jour de son exécution.» Mais cette précision ne rendait que plus invraisemblable la mort qu'il annonçait et la nécessité de lier cette mort à toi, si intensément vivante encore la veille et, à présent, séparée de nous, séparée de ce jour de printemps froid par un an et demi d'inexistence. Ce chemin même qui longeait une vieille clôture de pierre était frappé d'irréalité car il fallait, d'après ce que venait de dire Chakh, t'imaginer passant par cet endroit, il y a plus de vingt ans, au début de ta vie en Occident. L'invraisemblable était aussi l'idée que ce lieu puisse faciliter l'aveu.
Il me dit la date de la mort et soudain ce ne fut plus possible de te tenir à l'écart de cette disparition. Le monde devint vide, sonore, creux. Ton prénom y résonna à plusieurs reprises, comme l'écho d'une incantation inutile. Par un réflexe d'empressement devant la mort, par respect de ses convenances, l'image d'un cercueil entouré de couronnes et de visages éplorés s'imposa, un instant, à mon regard. La voix de Chakh reprit comme pour balayer la vision de cet attirail funèbre. Il parla d'une mort précédée d'interrogatoires, de tortures, de viols. Et d'un enterrement dans un charnier, au milieu de corps anonymes…
Nous débouchâmes, à ce moment-là, sur cette vaste cour devant une ancienne ferme transformée en restaurant. Je suivais Chakh d'un pas d'automate, traversai la cour d'un bout à l'autre, passai très près de l'attroupement qui entourait un couple de mariés. Je voyais les convives avec une acuité qui me faisait mal aux yeux: la main d'une dame, des doigts veineux crispés sur un petit sac verni, les avant-bras nus de la mariée, une peau rosie et couverte de chair de poule, l'œil fermé, comme dans le sommeil, de ce jeune homme qui filmait la cérémonie avec une petite caméra. Tout paraissait si nécessaire et si absurde dans ce rassemblement qui se dirigeait lentement vers la porte ouverte du restaurant. Tout avait un sens, et ces vieux doigts serrant le cuir noir, et ces bras juvéniles qui frissonnaient sous les gouttes glacées. Et rien n'était plus étrange. Une seconde, dans une pensée qui frôla la déraison, je crus possible de me retrouver parmi eux, d'avouer très simplement ma douleur… Un homme se détacha de leur foule, avec l'air de nous inciter à entrer plus vite, constata son erreur et prit un air d'étonnement offusqué. Le chemin contourna le bâtiment de la ferme et rejoignit l'allée au début de laquelle Chakh avait laissé la voiture, A notre passage, un grand oiseau gris remua dans le branchage et s'élança de biais, dans un vol bas et désordonné à travers le vide des champs piquetés de gouttes. Je crus soudain que plonger dans ce néant printanier, disparaître dans son indifférence était un pas salutaire et si facile à exécuter. Un corps recroquevillé derrière la broussaille, la tempe brune de sang, la main rejetée par la secousse de l'arme… Chakh s'arrêta, regarda dans la même direction que moi et sembla deviner ma pensée. Sa voix eut la fermeté qu'on a en s'adressant à un homme qui a trop bu et qu'on veut rabrouer: «On ne serait pas là, si elle avait parlé. Ni toi ni moi.» Encore noyé dans la torpeur du vide, je me sentais plus proche du corps recroquevillé que de cet homme qui me parlait avec dureté, plus proche de ce suicidé imaginé que de moi-même. Il se détourna en reprenant sa marche et dit d'une voix sourde: «J'ai le nom et l'adresse de celui qui l'a donnée.»
La mort d'un proche affecte non pas le futur mais ce passé immédiat qu'on se rend compte d'avoir vécu dans la dérisoire petitesse du quotidien. En m'installant à côté de Chakh, j'aperçus sur le siège arrière la serviette qui, il y a quelques semaines, contenait la documentation technique dont, en souriant, il m'avait annoncé la valeur marchande. Je me souvins du ton de nos rencontres, de leur légèreté voulue, de l'insignifiance des jours qui les avaient précédées et suivies. Mes vaines plaidoiries au cours des bavardages mondains, le gros homme avec sa camelote cinématographique, l'histoire de la valise de Chakh, cette valise-appât qui m'avait amusé par son côté roman d'espionnage… Ces bribes se mesuraient maintenant à ton absence, à l'impossibilité de te retrouver nulle part en ce monde, à l'infini de cette absence.