C'est cet univers que je rejoignais désormais en fuyant les étouffements de la vie. Et quand, engagé par l'armée, je me retrouvai à soigner les soldats des guerres non déclarées que l'empire menait aux quatre bouts de la planète, la nuit de l'enfant devint, peu à peu, l'unique trace grâce à laquelle je me reconnaissais encore.
Un jour, cette trace s'effaça.
Au début je m'obligeais à croire que le tout dernier blessé existait. Celui de la fin de la toute dernière guerre. Les guerres étaient à présent petites, me disais-je, locales, selon les diplomates. Donc, logiquement, leur fin était pensable. J'allais découvrir assez vite que c'étaient les grandes guerres qui avaient une fin, pas les petites qui n'étaient que leur prolongement en temps de paix… Durant les premiers mois, ou toute une année peut-être, je tins un journaclass="underline" coutumes du pays, caractères des habitants, des bribes de destins que les blessés me confiaient. Puis ce fut un autre pays, une autre guerre et je m'aperçus que les différences de paysages et de mœurs s'estompaient de plus en plus dans le quotidien des combats, le même sous tous les ciels avec sa monotonie de souffrances et de cruauté. L'Éthiopie, l'Angola, l'Afghanistan… Les pages de mon journal me dégoûtaient désormais par leur ton de touriste fouineur, par le détachement de l'observateur qui part demain. Je savais déjà que je ne partirais pas. Mon sommeil était peuplé non plus de visages humains, mais du rictus des plaies. Chacune avait son sourire singulier, tantôt large et charnu, tantôt en entaille échancrée, noircie de brûlures. Et le même reflet, comme un filtre photographique, teintait ces rêves, couleur de sang souillé, de rouille sur les carcasses des blindés, de poussière roussâtre que les hélicoptères soulevaient en apportant de nouveaux blessés à l'hôpital. Souvent la même vision me réveillait: je posais des points de suture non pas sur le rictus d'une plaie, mais sur les lèvres qui s'efforçaient de parler. Je me levais, la lumière semblait alléger pour quelques secondes la fournaise dans laquelle s'enlisait un vieux ventilateur, la montre indiquait l'heure où les soldats revenaient des opérations nocturnes. J'essayais de recomposer devant la glace l'homme qu'il me faudrait redevenir au matin. Je supportais l'effort pendant quelques secondes, puis revenais vers l'enfant caché dans les montagnes du Caucase.
Un jour, ce refuge perdit son pouvoir. Un soldat amputé des deux bras se sauva la nuit, surgit devant la sentinelle avec un cri de menace et fut tué d'une rafale. On préféra parler d'un accès de folie plutôt que d'un suicide. Le soir, après une journée où il y eut deux brûlés graves et une autre amputation, je me rendis compte que j'avais presque oublié le suicidé de la nuit. En me couchant, j'attendis l'apesanteur béate de la morphine pour avouer qu'à l'intérieur de moi il n'y avait plus un lieu, plus un instant où me cacher.
Je vécus ainsi, en laissant chaque nouvelle journée effacer les douleurs de la précédente par le regard affolé des nouveaux blessés. La seule mesure du temps qui me restât était l'évident perfectionnement des armes que nos soldats et leurs ennemis utilisaient. Je ne me souviens plus dans quelle guerre (au Nicaragua, peut-être) nous tombâmes pour la première fois sur ces drôles de balles avec le centre de gravité déplacé. Elles avaient l'atroce particularité de se promener dans le corps d'une façon imprévisible et de se loger aux endroits les plus difficiles à atteindre. Quelque temps après apparurent des bombes à ferraille, des obus à aiguilles tou jours plus ingénieux et qui semblaient nous entraîner dans une macabre compétition où nos instruments habituels se révélaient souvent inadaptés. Et puis, un matin, l'hélicoptère qui devait ramener les survivants, les blessés et les morts après un combat ne revint pas. On apprit qu'il avait été abattu par un nouveau missile portable. Depuis ce matin-là, nos oreilles détectaient dans la stridulation des hélices une sourde vibration de détresse.
Je n'avais pas le temps de méditer sur les raisons profondes de ces guerres. D'ailleurs toutes les discussions que nous menions avec d'autres médecins ou avec les officiers-instructeurs débouchaient toujours sur la même petite géopolitique sans issue. La terre devenait trop exiguë pour les deux grands empires surarmés qui se la partageaient. Ils se heurtaient, comme deux banquises dans l'étranglement d'un détroit, leurs bords s'effritaient en cassant en deux les pays en déchirant les peuples, en évitant le pire dans le permanent broyage des zones en litige. Hiroshima et le Viêt-nam suffisaient pour désigner l'agresseur: l'Amérique, l'Occident. Certains parmi nous, les plus prudents ou les plus patriotes, s'arrêtaient là. D'autres ajoutaient que cet ennemi utile, l'Amérique, justifiait bon nombre d'absurdités dans notre propre pays. En retour, notre existence maléfique aidait les Américains à faire excuser les leurs. L'équilibre planétaire était à ce prix, concluaient-ils… Ces sages conclusions étaient souvent balayées quelques heures après par un blindé en flammes dont la coquille d'acier résonnait des cris de brûlés vifs ou, comme la dernière fois, par la mort de ce blessé tendant ses moignons vers les rafales d'une mitraillette. Je m'efforçais de ne pas comprendre ces morts pour ne pas les diluer dans nos bavardages stratégiques.
Curieusement, c'est grâce à un homme qui adorait la guerre que je sus préserver cette incompréhension salutaire.
Instructeur de carrière, petit, robuste, impeccable dans son uniforme de mercenaire d'élite, il présentait aux soldats les nouvelles armes et les engins de guerre, expliquait le maniement, comparait les caractéristiques. La salle où il professait était séparée de notre bloc opératoire par un mur peu épais. Sa voix aurait pu, à mon avis, percer le tintamarre d'une colonne de chars. J'entendais chaque mot.
«Ce fusil d'assaut a une cadence de tir formidable: 720 coups par minute! Il se démonte très facilement en six pièces et, comme il est peu encombrant, vous pouvez tirer d'une voiture; il y a aussi des chargeurs à cinquante coups… Ceci est un missile guidé, il porte trois dards avec une charge explosive qui détone après avoir pénétré dans la cible… Pour ce calibre on peut utiliser des munitions perforantes ou bien explosives, ou encore incendiaires…»
Sa voix était entrecoupée seulement par celle, moins forte, de l'interprète et de temps à autre par les questions des soldats. Je finis par détester ce ton qui se voulait à la fois professoral et décontracté.
«Non, mon vieux, si tu ne bloques pas bien cette vis de fixation, t'es fichu dès le premier tir…»
Il semblait annoncer, encore théoriquement, les résultats qui se retrouveraient bientôt sur notre table d'opération, déjà sous l'aspect de cette chair humaine lacérée par toutes ces trouvailles explosives, incendiaires et perforantes. Je faisais donc partie d'une même chaîne de la mort reliant les politiciens qui décidaient les guerres, ce brave instructeur qui les enseignait, les soldats qui allaient mourir ou s'étaler nus sous l'affairement de nos mains gantées. Et je n'avais pas la maigre excuse de l'humaniste de service, car souvent je soignais pour remettre dans la chaîne.
L'idée de faire irruption dans la salle et d'égorger le militaire devant ses auditeurs me venait souvent à l'esprit. Une scène de révolte pour un film sur les guerres coloniales, me disais-je aussitôt en comprenant que la vie, par sa routine, par la paresse de ses compromis, allait peu à peu me réconcilier avec la voix derrière le mur.
«C'est un véritable tank volant… Le cockpit est protégé par du titanium… Il peut combattre de jour comme de nuit…»
En effet, je l'écoutais sans la colère d'autrefois. Comme tout conférencier de talent il avait son sujet de prédilection. C'étaient les hélicoptères de combat (il avait piloté plusieurs modèles avant de devenir instructeur). Ce thème le rendait épique. En répétant aux générations de soldats le même récit, il était parvenu à élaborer une véritable mythologie qui retraçait la naissance de l'hélicoptère, les faiblesses de son enfance, les audaces de sa jeunesse et surtout les exploits techniques des derniers temps. Le fabuleux engin transportait les camions, exterminait les chars, se couvrait d'appareillages qui le protégeaient des missiles. Je sentais que la voix derrière le mur allait d'une minute à l'autre se moduler en strophes.
«Les Américains qui pensaient nous avoir eus avec leurs Stinger peuvent toujours courir. On installe maintenant des brouilleurs infrarouges, des lanceurs de leurres, là, à l'extrémité des ailettes. Et ce n'est pas tout! Même si un éclat perce le réservoir, pas de panique à bord: les réservoirs sont désormais auto-obturants! Même si l'appareil tombe, rien n'est perdu car les sièges supportent une chute de quatorze mètres par seconde, vous vous rendez compte: quatorze mètres par seconde! En plus, les boulons explosifs font sauter les portes et une seconde après un toboggan se gonfle et on évacue sans être charcuté par le rotor!»
Il y avait quelque part au milieu de ce poème un moment où la sincérité de l'officier devenait indubitable. Je finis par apprendre l'épisode par cœur: en pleine guerre du Kippour, dans un ciel battu par les rotors, s'opposèrent un hélicoptère de l'armée syrienne (un Mi-8 soviétique dont le pilote avait été entraîné par l'instructeur lui-même) et un Super-Frelon israélien. Et ce fut la toute première bataille entre hélicoptères dans l'histoire humaine! Car personne n'avait jamais prévu que cet appareil pût attaquer son semblable. Avec une perfidie inouïe, le soldat israélien ouvrit largement la porte latérale, pointa une mitrailleuse et cribla l'hélicoptère syrien qui s'abattit sous les yeux de l'inspecteur… En racontant ce combat, l'officier disait tantôt «juif», tantôt «israélien», le second terme devenant dans sa bouche une sorte de superlatif du premier, pour en indiquer le degré de malignité et de nuisance. Pourtant, en vrai poète, il reconnaissait l'utilité de ce mauvais génie sans lequel l'Histoire aurait piétiné et perdu peut-être l'une de ses plus belles pages.