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Les jeunes femmes regardent et ne comprennent pas.

Ces prisonniers sont du matériel scientifique. C'est pour cela qu'ils ont été épargnés. Il y a parmi eux ceux dont le visage est brûlé au phosphore liquide. on étudiait les moyens de traiter les effets des bombes incendiaires. Les femmes, brûlées aux rayons X: expériences de stérilisation Quelques prisonniers infectés avec le typhus. D'autres encore dont les habits rayés cachent des amputations expérimentales. Le cas médical de chacun correspond aux sujets des thèses que les auteurs des expériences comptaient avoir le temps de soutenir. Celui qui vient de tomber traîne, accrochée à son avant-bras, une boîte remplie de moustiques porteurs du paludisme. Le Reich aurait pu être amené à combattre l'ennemi dans les régions infestées…

Les jeunes femmes les observent, rencontrent leur regard, aperçoivent les premières marches de l'escalier qui plonge dans les ténèbres et elles détournent les yeux, comme des enfants qui risqueraient juste les premiers pas dans l'escalier d'une cave.

Sur une route transversale qui vient du nord, on voit apparaître une longue traînée poudreuse: une compagnie envoyée en reconnaissance. Un blindé léger, une voiture tout terrain, des soldats qui sautent déjà à terre, courent vers la foule rassemblée au croisement des routes. Les jeunes femmes se mettent à pleurer, à rire, à embrasser les soldats. Les prisonniers se taisent, immobiles, absents.

L'enfant naîtra sous ce soleil de printemps, sur une grande cape en toile de tente que l'officier étendra à côté de la route. On coupera le cordon avec une baïonnette lavée à l'alcool, avec cette lame qui a plongé tant de fois dans les entrailles des hommes. Quand les cris de la jeune mère cesseront, il y aura cet instant de silence suspendu à la légèreté du ciel printanier, à la senteur de la terre chauffée par le soleil, à la fraîcheur des dernières neiges. Ils s'attrouperont tous autour de ce carré de toile: les jeunes serves, les prisonniers, les soldats.

Cet instant durera à l'écart du temps humain à l'écart de la guerre, au-delà de la mort. Il n'y a encore personne dans ce vide ensoleillé pour donner des leçons d'histoire, pour faire la comptabilité des souffrances, pour désigner celui qui est plus digne de compassion qu'un autre.

Il y aura ces jeunes femmes qui, de retour dans leur patrie, seront jusqu'à la mort considérées comme traîtresses. Ces soldats qui le lendemain poursuivront leur route sur Berlin et dont la moitié ne verront pas la fin de la guerre. Ces prisonniers qui seront bientôt embrigadés parmi des millions de victimes anonymes.

Mais à cet instant, il n'y a que le silence autour de la mère et de son enfant enveloppé dans une large vareuse propre que l'officier a tirée de son sac. Il y a, au croisement des routes, ce prisonnier étendu sur le bas-côté, mort, avec sur son avant-bras une boîte dans laquelle s'agitent les moustiques qui sucent le sang de ce corps sans vie. Il y a cette femme aux cheveux ras, aux yeux immenses dans un visage de verre, celle qui a aidé la mère, et qui lève son regard sur les autres, ce regard où ils voient comme une lente remontée du fond des ténèbres. Il y a ce premier cri de l'enfant.

Nous repassâmes par cette petite ville allemande, en la parcourant en sens inverse: les entrepôts, la brasserie, le viaduc, la fenêtre avec les rideaux de tulle. En suivant le défilé des façades délavées par la pluie, tu murmuras doucement et sans émotion: «Il est fort probable que j'aie quelques cousins qui habitent dans les parages. Peut-être même mon père. Le monde est vraiment petit…»

C'est sur ce chemin du retour que tu me parlas de la maison au nord de la Russie où s'étaient écoulées les premières années de ton enfance. De cette horloge à poids dont ta mère remontait souvent la chaîne, de peur que le nœud n'arrête la marche du temps. Ta mère était morte quand tu avais trois ans et demi. Pour tout souvenir d'elle tu avais gardé cette journée d'hiver avec la voltige sommeilleuse des flocons, la forêt assoupie sous la neige et le lac qu'on n'osait pas encore traverser sur la glace trop fragile qui venait de tapisser la surface brune de l'eau. Et au milieu de ce calme, une légère inquiétude car le nœud de la chaîne pouvait à tout moment interrompre ces heures neigeuses.

Je marquai ton nom et le nom de la ville allemande près de laquelle tu étais née. Et me rendis compte que la feuille provenait du bloc de papier que Vinner m'avait donné. Jamais encore les traces de notre passé ne m'avaient paru aussi dérisoires et effaçables. Je me souvenais que, plusieurs années auparavant, en parlant de ce passé, tu m'avais dit sur un ton qui semblait regretter la fragilité de tous les témoignages: «Il faudra, un jour, pouvoir dire la vérité…» La vérité était là, sur cette feuille, un message sans destinataire, sans chance de convaincre. Comme toutes ces ombres que nous gardions en nous. Ce soldat devant les lignes de barbelés, la main portée à son visage brisé par un éclat de grenade. Ce couple dans leur refuge montagnard encerclé par des hommes armés…

Le froissement des pas glissa à travers le couloir, s'arrêtant en face de ma porte (une infirmière? un envoyé de Vinner? s'enquit une pensée inquiète, inextinguible jusqu'à la mort grâce au réflexe de survie), et me rappela inutilement la brièveté du sursis. Étrangement cette durée menacée me semblait à présent très longue, presque infinie. Suffisante pour dire la vérité qui n'avait besoin d'autre destinataire que toi et qui allait se dire sans que j'aie besoin de plaider, de justifier, de convaincre. Elle était très simple, indépendante des mots, du temps qui me restait à vivre, de ce que les autres pouvaient penser d'elle. Cette vérité répondait à une parole ancienne dont j'avais toujours aimé la force altière et l'humilité: «Il ne m'a pas été demandé de vous le faire croire, mais de vous le dire.» Je ne la pensais pas, je la voyais.

Je voyais le soldat qui venait de tomber, une main portée à son visage brisé. Je le voyais non pas à l'instant de sa mort, mais dans la toute première clarté d'une matinée qui n'appartenait plus à sa vie mais était toujours sa vie, le sens même de sa vie. Je le voyais assis à côté d'autres soldats, sur les bancs d'un fourgon militaire. Leurs regards suivaient la route par l'arrière relevé de la bâche. Ils se taisaient. Leurs visages étaient graves et comme éclairés par une grande douleur enfin surmontée. Leurs vareuses décolorées par le soleil ne portaient aucune décoration, mais gardaient, à hauteur de la poitrine, les traces plus sombres laissées par les médailles enlevées… Le camion traversa les faubourgs encore endormis d'une grande ville, s'arrêta dans une rue enveloppée de pénombre. Le soldat sauta à terre, salua ses camarades, les accompagna du regard jusqu'au tournant. Puis ajusta son sac à l'épaule et entra sous le porche d'une maison. Dans la cour, dans ce puits de pierre aux murs sonores, il leva la tête: un arbre qui seul semblait éveillé dans cette naissance du jour et au-dessus de ses branches aux feuilles pâles, cette fenêtre où brillait une lampe.

La vérité de ce retour du soldat était indémontrable, mais avait pour moi la force d'un pari mortel. Si elle n'avait pas de sens, rien n'avait plus de sens.

Je voyais aussi, en moi et très loin de moi, cet homme et cette femme qui se tenaient immobiles, dans la nuit, sur la berge d'un cours d'eau. Les montagnes incisaient par leurs contours la transparence sonore de l'air. Le flux de la rivière emportait les étoiles, les poussait dans l'ombre des rochers, à l'abri des vagues. L'homme se retourna, regarda longuement la porte entrouverte d'une maison de bois, le rougeoiement du feu apaisé entre les lourdes pierres du foyer et cette flamme longue, droite de la bougie sur un éclat de roc au milieu de la pièce.

Ce n'était pas un souvenir, ni une minute vécue. Je savais simplement qu'un jour cela serait ainsi, que c'était déjà ainsi, que ce couple vivait déjà dans le silence de cette nuit.

Tu sais, il me faudra partir bientôt. Mais avant le départ j'aurai le temps de te dire l'essentiel. Cette journée d'hiver que je vois et qu'une part de moi commence à vivre. Une journée éteinte, traversée d'un lent souffle de flocons. Tout sera, un jour, comme dans cet instant d'hiver. Tu apparaîtras au milieu du sommeil enneigé des arbres, au bord d'un lac figé. Et tu te mettras à marcher sur cette glace encore fragile – chaque pas sera pour moi une douleur extrême et une joie. Tu marcheras vers moi, en me laissant, à chaque pas, te reconnaître. En t'approchant, tu me montreras, dans le creux de ta main, une poignée de baies, les toutes dernières, trouvées sous la neige. Amères et glacées. Les marches gelées du perron de bois feront un crissement que je n'aurai pas entendu depuis l'éternité. Dans la maison, j'enlèverai la chaîne de l'horloge à poids, pour en défaire le nœud. Mais nous n'aurons plus besoin de ses heures.