Je m'assis sur le sable en observant la scène d'un œil à présent presque distrait. Le nombre des valises que les hommes embarquaient sur les canots me laissait perplexe. Je me disais qu'il existait donc quelque part une vie où toutes ces choses péniblement transportées étaient irremplaçables. J'imaginai cette vie à laquelle mon passé me rendait inapte, je devinai ses joies confortées par le contenu des valises, je la trouvais légitime et touchante. En me levant pour aider à l'embarquement, je tombai sur un homme qui voulait monter à côté de ses bagages et me prit pour un concurrent. Je reculai, il grimpa en évitant mon regard. Un obus fit jaillir derrière une jetée un large geyser de sable, l'homme déjà installé se pencha rapidement en appliquant son front sur le cuir des valises. Quelqu'un hurla: «Allez, vite, on part!» Un autre qui piétinait encore dans l'eau l'injuria. On se bousculait maintenant sans dissimuler sa peur.
C'est juste après l'explosion que je vis cet homme, sans bagages lui non plus, et qui, posté légèrement derrière moi, semblait suivre la querelle entre deux candidats au départ. Ce qu'il dit d'abord ne s'adressait à personne: «On devient très nu à des moments pareils…» Puis, se tournant vers moi, il ajouta: «Comme vous n'avez rien à embarquer, je voudrais vous demander un service. Sur l'injonction expresse de l'ambassadeur…» Il fit cette remarque d'un ton à la fois respectueux et souriant, me faisant comprendre que son autorité n'avait pas besoin de s'appuyer sur celle de l'ambassadeur déjà rapatrié. Je fixai son visage en me souvenant l'avoir entrevu lors d'une réception à l'ambassade. J'avais retenu ses traits parce qu'il ressemblait à Lino Ventura. Je l'avais oublié pour la même raison, en égarant son visage parmi des images de films… Devançant ma question, il précisa: «Nous partirons un peu plus tard ensemble…» Puis jeta un dernier regard sur les canots surchargés de valises et je crus voir dans ses yeux une brève lueur d'ironie qui s'effaça tout de suite dans la neutralité.
La bousculade sur la rive nous rendit invisibles. Il m'amena vers une construction en parpaings derrière laquelle était garée une voiture tout terrain. Nous prîmes la direction de la ville que la fumée des incendies semblait étirer vers le ciel. En conduisant, il m'apprit son nom (l'un de ses noms que je connaîtrais par la suite) et me demanda de l'appeler, devant ceux que nous allions rencontrer, «Monsieur le conseiller». Depuis un moment déjà, je vivais comme à l'écart de la réalité. La simplicité, presque l'indifférence, avec laquelle le conseiller m'expliquait la tâche qui m'attendait ne faisait qu'accentuer l'étrangeté de la situation. «Votre présence à ces négociations, ou plutôt à ces marchandages, sera doublement utile. L'un des participants a été blessé et puis, vu son âge, la chaleur, l'émotion… Il faudra soutenir son vieux cœur jusqu'à l'accord final. Mais surtout, si je ne me trompe, vous parlez sa langue…»
Je crus d'abord que son ton détaché était une pose, une crânerie qu'il feignait à mon intention (la ressemblance avec le comédien était pour quelque chose dans ma méprise). Mais quand, dans une rue, nous tombâmes sous un feu croisé et qu'il réussit à éviter les rafales en plaquant la voiture contre un mur sans quitter cet air indifférent, je compris qu'il s'agissait tout simplement d'une très longue habitude du danger.
Nous arrivâmes dans un quartier que je ne connaissais pas et qui, à quelques rues des combats, paraissait assoupi. Seules les traces de fumée sur la surface ocreuse des maisons et les douilles sur lesquelles on glissait en marchant trahissaient la présence de la guerre. Nous traversâmes une cour, une autre en enfilade, nous arrêtant devant un passage étroit qui faisait penser à l'entrée d'un labyrinthe. Une demi-douzaine de soldats qui s'y abritaient du soleil sortirent, nous fouillèrent, puis nous laissèrent pénétrer à l'intérieur.
Les fenêtres, protégées par des panneaux métalliques, incisaient l'obscurité de longues raies de soleil. Le regard se coupait sur ces lames aveuglantes. Après quelques secondes de cécité, je vis deux gardes, l'un accroupi près de la porte, sa mitraillette posée sur les genoux, l'autre regardant la rue par l'interstice entre deux feuilles d'acier. Deux autres hommes se faisaient face: assis, dos au mur, un Yéménite, au visage brun et luisant, avec un turban bigarré qui descendait en queue de cheval sur une épaule et, à l'autre bout de la pièce, à moitié allongé dans un fauteuil, cet homme très pâle avec, comme une étrange réplique du turban, un bandeau de pansements sur le front. Ses traits anguleux et affinés par la fatigue paraissaient presque transparents sous le reflet de la sueur. Malgré ses cheveux blancs, il y avait dans son visage cette sorte de jeunesse qui naît chez les hommes âgés à l'instant d'un défi mortel. Notre venue interrompit leur discussion. On n'entendait plus que le tambourinement rageur des mouches prises entre la vitre et l'acier, l'écho lointain de la fusillade et la respiration de l'homme blessé, des brèves saccades comme s'il s'apprêtait à chanter et ne se décidait pas.
C'est lui qui nous salua et se mit à parler en imposant avec effort une cadence régulière à son souffle. Le conseiller me demanda de traduire. L'homme s'arrêta pour me donner le temps de le faire. Mais je me taisais, me sentant à une distance vertigineuse de cette pièce étouffante.
L'homme blessé parlait la même langue qu'avait entendue l'enfant endormi au milieu des montagnes du Caucase, dans la nuit la plus profonde de ma vie.
Celui dont je devais assurer la survie et traduire les propos savait que sa mort aurait simplifié les tractations. Il me le dit avec un sourire imperceptible pendant que je lui faisais une nouvelle piqûre: «Je me sens un vieillard richissime dont la résistance désespère les héritiers…» C'était l'une des phrases que j'omis de traduire. D'ailleurs, dès les premières paroles, une sorte de double traduction s'était établie entr nous: j'interprétais de mon mieux ses arguments et ceux de ses adversaires, mais parallèlement je suivais en moi la reviviscence de cette langue restée muette depuis tant d'années.
L'objet de leur laborieux combat verbal m'apparut assez vite sous forme de devinette. L'homme au turban, l'un des chefs militaires de la rébellion, avait capturé trois Occidentaux. Le diplomate blessé s'efforçait d'obtenir leur libération. «Monsieur le conseiller» pouvait faire pression sur le Yéménite puisque les troupes de celui-ci étaient armées et soutenues par nous. Pour ce service, le diplomate devait garantir la neutralité de la France qui fermerait les yeux sur notre participation militaire au conflit. Dix fois le marché fut sur le point d'être conclu, mais soudain le Yéménite se fâchait, se mettait à fustiger la perfidie de l'Occident et le grand satan américain. Sa colère exprimée tantôt dans un anglais rudimentaire et tranchant, tantôt dans un russe de propagande appris sans doute à Moscou, semblait chaque fois sonner le glas des pourparlers, j'étais prêt à me lever. Mais ni le Français allongé dans son fauteuil ni le conseiller qui écoutait, la tête légèrement penchée de mon côté, ne paraissaient impressionnés par ces crises, ils en attendaient la fin en silence, chacun avec sa façon d'être poliment indifférent. Un aide de camp entrait, chuchotait longtemps à l'oreille du chef qui opinait en se départant peu à peu de son air outré. La discussion reprenait, en décrivant le cercle déjà connu: le Yéménite libère les otages, le conseiller arrange la livraison des armes, le diplomate s'engage sur la discrétion de son gouvernement. Je comprenais à présent que la réussite dépendait non pas de la logique des arguments, mais de quelque rituel dont seul le Yéménite possédait le secret et que le Français et le Russe essayaient de percer. Un sésame.
La ronde des phrases plus ou moins identiques me laissait le loisir de toucher, comme on touche le grain des pages d'un vieux livre, la texture des mots que je traduisais. Le diplomate dut remarquer cette traduction souterraine et parla d'une manière de plus en plus personnelle en abandonnant ce langage nivelé qu'on adopte face à un interprète dont on ignore à quel point il maîtrise la langue. Certaines de ses paroles avaient, pour moi, plus de vingt ans, venant de l'époque où je les avais apprises et où elles s'étaient conservées, très rarement utilisées. Elles résonnaient dans cette pièce basse, surchauffée, barricadée par des pans d'acier et leur sonorité ouvrait de longues percées de lumière et de vent. À ce souvenir se mêlait même, intact, l'orgueil enfantin d'avoir dompté cette langue insolite. Pendant une nouvelle rupture des négociations, le Français parla ironiquement d'un «navicert» dont le conseiller et moi aurions besoin pour quitter la ville par la mer. En entendant ce mot, je ressentis cette comique fierté d'enfant, car le vocable m'était connu grâce à Loti, et la tonalité de ces sons apportèrent dans l'étouffement de la pièce et la brise océanique de ses romans et la fraîcheur d'une longue soirée neigeuse rythmée par le froissement des pages.
De temps en temps, la discussion s'interrompait à cause du Français. Il fermait les paupières quelques secondes, puis les rouvrait largement dans des orbites de plus en plus creuses et qui ne voyaient pas, en tout cas ne nous voyaient pas. Son visage sous les filets de sueur ressemblait à un éclat de quartz, tantôt laiteux, tantôt translucide. J'intervenais, en sachant très bien que toutes ces piqûres étaient juste bonnes pour prolonger encore d'un tour ces tractations absurdes. Je le lui dis. Son visage de quartz s'éclaira d'un reflet de sourire: «Vous savez, ici en Orient on pratique souvent la médecine expectante…» J'eus de nouveau l'impression d'être en face d'un homme d'une autre époque. Non tant en raison de son français qui était celui de mes livres, mais à cause de ce calme à la fois ironique et altier qu'il opposait à la cruelle farce du présent, comme s'il l'observait du haut d'une longue et grande histoire remplie de victoire et de défaites.