Pour ce travail-ci, pas d'heures fixes et réglementaires: chacun, lorsqu'il n'y a pas urgence, travaille quand il veut.
Ce qui m'amène à demander s'il n'en est pas qui fournissent moins que la «journée» étalon. Mais non, cela n'arrive pas, m'est-il répondu. Sans doute cette «journée» n'est-elle pas une moyenne, mais un minimum assez facilement obtenu. Au surplus, les paresseux fieffés seraient vite éliminés du kolkhose, dont les avantages sont si grands qu'on cherche au contraire à y entrer, à en faire partie. Mais en vain: le nombre des kolkhosiens est limité.
Ces kolkhosiens privilégiés se feraient donc des mois d'environ 600 roubles. Les ouvriers «qualifiés», reçoivent parfois bien davantage. Pour les non qualifiés, qui sont l'immense majorité, le salaire journalier est de 5 à 6 roubles 29. Le simple manoeuvre gagne encore moins.
L'état pourrait, il semble, les rétribuer davantage. Mais, tant qu'il n'y aura pas plus de denrées livrées à la consommation, une hausse des salaires n'amènerait qu'une hausse des prix. C'est du moins ce que l'on objecte.
En attendant, les différences de salaires invitent à la qualification. Les manoeuvres surabondent; ce qui manque, ce sont les spécialistes, les cadres. On fait tout pour les obtenir; et je n'admire peut-être rien tant, en U.R.S.S. que les moyens d'instruction mis, presque partout déjà, à portée des plus humbles travailleurs pour leur permettre (il ne tient qu'à eux), de s'élever au-dessus de leur état précaire.
VII
BOLCHEVO
J'ai visité Bolchevo. Ce n'était qu'un village d'abord, brusquement né du sol sur commande, il y a quelque six ans je crois, sur l'initiative de Gorki. Aujourd'hui, c'est une ville assez importante.
Elle a ceci de très particulier: tous ses habitants sont d'anciens criminels: voleurs, assassins même... Cette idée présida à la formation et à la constitution de la cité: que les criminels sont des victimes, des dévoyés, et qu'une rééducation rationnelle peut faire d'eux d'excellents sujets soviétiques. Ce que Bolchevo prouve. La ville prospère. Des usines y furent créées qui devinrent vite des usines modèles.
Tous les habitants de Bolchevo, amendés, sans aucune autre direction que la leur propre, sont désormais des travailleurs zélés, ordonnés, tranquilles, particulièrement soucieux des bonnes moeurs et désireux de s'instruire; ce pourquoi tous les moyens sont mis à leur disposition. Et ce n'est pas seulement leurs usines qu'ils m'invitent à admirer, mais leurs lieux de réunions, leur club, leur bibliothèque, toutes leurs installations qui, en effet, ne laissent rien à souhaiter. L'on chercherait en vain sur le visage de ces ex-criminels, dans leur aspect, dans leur langage, quelque trace de leur vie passée. Rien de plus édifiant, de plus rassurant et encourageant que cette visite. Elle laisserait penser que tous les crimes sont imputables, non à l'homme même qui les commet, mais à la société que le poussait à les commettre. On invita l'un d'eux, puis un autre, à parler, à confesser ses crimes d'antan, à raconter comment il s'est converti, comment il en est venu à reconnaître l'excellence du nouveau régime et la satisfaction personnelle qu'il éprouve à s'y être subordonné. Et cela me rappelle étrangement ces suites de confessions édifiantes que j'entendis à Thoun, il y a deux ans, lors d'une grande réunion des adeptes du mouvement d'Oxford. «J'étais pêcheur et malheureux; je faisais le mal; mais maintenant, j'ai compris; je suis sauvé; je suis heureux.» Tout cela un peu gros, un peu simpliste, et laissant le psychologue sur sa soif. N'empêche que la cité de Bolchevo reste une des plus extraordinaires réussites dont puisse se targuer le nouvel Etat soviétique. Je ne sais si dans d'autres pays, l'homme serait aussi malléable.
VIII
LES BESPRIZORNIS
J'espérais bien ne plus voir de besprizornis 30. A Sébastopol, ils abondent. Et l'on en voit encore plus à Odessa, me dit-on. Ce ne sont plus tout à fait les mêmes que dans les premiers temps. Ceux d'aujourd'hui, leurs parents vivent encore, peut-être; ces enfants ont fui leur village natal, parfois par désir d'aventure; plus souvent parce qu'ils n'imaginaient pas qu'on pût être, nulle part ailleurs, aussi misérable et affamé que chez eux. Certains ont moins de dix ans. On les distingue à ceci qu'ils sont beaucoup plus vêtus (je n'ai pas dit mieux) que les autres enfants. Ceci s'explique: ils portent sur eux tout leur avoir. Les autres enfants, très souvent, ne portent qu'un simple caleçon de bain. (Nous sommes en été, la chaleur est torride.) Ils circulent dans les rues, le torse nu, pieds nus. Et il ne faut pas voir là toujours un signe de pauvreté. Ils sortent du bain, y retournent. Ils ont un chez soi où pouvoir laisser d'autres vêtements, pour les jours de pluie, pour l'hiver. Quant au besprizorni, il est sans domicile. En plus du caleçon de bain, il porte d'ordinaire un chandail en loques.
De quoi vivent les besprizornis: Je ne sais. Mais ce que je sais, c'est que, s'ils ont de quoi s'acheter un morceau de pain, ils le dévorent. La plupart sont joyeux malgré tout; mais certains semblent près de défaillir. Nous causons avec plusieurs d'entre eux; nous gagnons leur confiance. Ils finissent par nous montrer l'endroit où souvent ils dorment quand le temps n'est pas assez beau pour coucher dehors: c'est près de la place où se dresse une statue de Lénine, sous le beau portique qui domine le quai d'embarquement. A gauche, lorsque l'on descend vers la mer, dans une sorte de renfoncement du portique, une petite porte de bois, que l'on ne pousse pas, mais que l'on tire à soi—comme je fais certain matin, alors qu'il ne passe pas trop de monde, car je crains de révéler leur cachette et de les en faire déloger—et je suis devant un réduit, grand comme une alcôve, sans autre ouverture, où, pelotonné comme un chat, sur un sac, je vois un petit être famélique dormir. Je referme la porte sur son sommeil.
Un matin, les besprizornis que nous connaissons sont invisibles (d'ordinaire ils rôdent à l'entour du grand jardin public). Puis l'un d'eux, que nous retrouvons pourtant, m'apprend que la police a fait une rafle et que tous les autres sont coffrés. Deux de mes compagnons ont du reste assisté à la rafle. Le milicien qu'ils interrogent leur dit qu'on va les confier à une institution d'Etat. Le lendemain, tous sont de nouveau là. Que s'est-il passé? «On n'a pas voulu de nous», disent les gosses. Ne serait-ce pas plutôt eux qui ne veulent pas se soumettre au peu de discipline imposée? Se sont-ils enfuis de nouveau? Il serait facile à la police de les reprendre. Il semble qu'ils devraient être heureux de se voir tirés de misère. Préfèrent-ils à ce qu'on leur offre, la misère avec la liberté?
J'en vis un tout petit, de 8 ans à peine, qu'emmenaient deux agents en civil. Ils s'étaient mis à deux, car le petit se débattait comme un gibier; il sanglotait, hurlait, trépignait, cherchait à mordre... Près d'une heure après, repassant presque au même endroit, j'ai revu le même enfant, calmé. Il était assis sur le trottoir. Un seul des deux agents restait debout près de lui et lui parlait. Le petit ne cherchait plus à fuir. II souriait à l'agent. Un grand camion vint, s'arrêta; l'agent aida l'enfant à y monter, pour l'emmener où? Je ne sais. Et si je raconte ce menu fait, c'est que peu de choses en U.R.S.S. m'ont ému comme le comportement de cet homme envers cet enfant: la douceur persuasive de sa voix (ah! que j'aurais voulu comprendre ce qu'il lui disait) tout ce qu'il savait mettre d'affection dans son sourire, la caressante tendresse de son étreinte lorsqu'il le souleva dans ses bras... Je songeais au Moujik Mareï 31 de Dostoïewsky—et qu'il valait la peine de venir en U.R.S.S. pour voir cela.