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Aussi bien nulle part autant qu'en U.R.S.S, le contact avec tous et n'importe qui, ne s'établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt—parfois un regard y suffit—des liens de sympathie violente. Oui, je ne pense pas que nulle part, autant qu'en U.R.S.S., l'on puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de l'humanité. En dépit des différences de langue, je ne m'étais jamais encore et nulle part senti aussi abondamment camarade et frère; et je donnerais les plus beaux paysages du monde pour cela.

Des paysages, je parlerai pourtant; mais je raconterai d'abord notre premier contact avec une bande de «Komsomols» 3.

*      *      *      *      *

C'était dans le train qui nous menait de Moscou à Ordjonékidzé (l'ancien Vladikaucase). Le trajet est long. Au nom de l'Union des Ecrivains Soviétiques, Michel Koltzov, avait mis à notre disposition un très confortable wagon spécial. Nous y étions inespérément bien installés tous les six : Jef Last, Guilloux, Herbart, Schiffrin, Dabit et moi; avec notre interprète-compagne, la fidèle camarade Bola. En plus de nos compartiments à couchettes, nous disposions d'un salon où l'on nous servait nos repas. On ne peut mieux. Mais ce qui ne nous plaisait guère, c'était de ne pouvoir communiquer avec le reste du train. Aux premiers arrêts, nous étions descendus sur le quai pour nous convaincre qu'une compagnie particulièrement plaisante occupait le wagon voisin. C'était une bande de Komsomols en vacances, partis pour le Caucase avec l'espoir d'escalader le mont Kasbeck. Nous obtînmes enfin que les portes de séparation fussent ouvertes, et, sitôt après, nous prîmes contact avec nos charmants voisins. J'avais emporté de Paris quantité de petits jeux d'adresse, très différents de ceux que l'on connaît en U.R.S.S.. Ils me servent occasionnellement à entrer en relations avec ceux dont je ne comprends pas la langue. Ces petits jeux passèrent de main en main. Jeunes gens et jeunes filles s'y exercèrent et n'eurent de cesse qu'ils n'eussent triomphé de toutes les difficultés proposées. «Un Komsomol ne se tient jamais pour battu», nous disaient-ils en riant. Leur wagon était fort étroit; il faisait particulièrement chaud ce jour-là; tous entassés les uns contre les autres, on étouffait; c'était charmant.

Je dois ajouter que, pour nombre d'entre eux, je n'étais pas un inconnu. Certains avaient lu de mes livres (le plus souvent c'était le Voyage au Congo) et comme, à la suite de mon discours sur la Place Rouge à l'occasion des funérailles de Gorki, tous les journaux avaient publié mon portrait, ils m'avaient aussitôt reconnu et se montraient extrêmement sensibles à l'attention que je leur portais; mais pas plus que je ne l'étais moi-même aux témoignages de leur sympathie. Bientôt une grande discussion s'engagea. Jef Last, qui comprend fort bien le russe et le parle, nous expliqua que les petits jeux introduits par moi leur paraissaient charmants, mais qu'ils se demandaient s'il était bien séant qu'André Gide lui-même s'en amusât. Jef Last dut arguer que ce petit divertissement servait à lui reposer les méninges. Car un vrai Komsomol, toujours tendu vers le service, juge tout d'après son utilité. Oh! sans pédanterie, du reste, et cette discussion même, coupée de rires, était un jeu. Mais, comme l'air respirable manquait un peu dans leur wagon, nous invitâmes une dizaine d'entre eux à passer dans le nôtre, où la soirée se prolongea dans des chants et même des danses populaires que la dimension du salon permettait. Cette soirée restera pour mes compagnons et pour moi l'un des meilleurs souvenirs du voyage. Et nous doutions si dans quelque autre pays on peut connaître une aussi brusque et naturelle cordialité, si dans aucun autre pays la jeunesse est aussi charmante 4.

J'ai dit que je m'intéressais moins aux paysages... J'aurais voulu raconter pourtant les admirables forêts du Caucase, celle à l'entrée de la Kakhétie, celle des environs de Batoum, celle surtout de Bakouriani au-dessus de Borjom; je n'en connaissais pas, je n'en imagine pas, de plus belles: aucun bois taillis n'y cache les fûts des grands arbres; forêts coupées de clairières mystérieuses où le soir tombe avant la fin du jour, et l'on imagine le petit Poucet s'y perdant. Nous avions traversé cette forêt merveilleuse en nous rendant à un lac de montagne et l'on nous fit l'honneur de nous affirmer que jamais aucun étranger encore n'y était venu. Point n'était besoin de cela pour me le faire trouver admirable. Sur ses bords sans arbres, un étrange petit village (Tabatzkouri) enseveli neuf mois de l'année sous la neige et que j'aurais pris plaisir à décrire... Ah! que n'étais-je venu simplement en touriste! ou en naturaliste ravi de découvrir là-bas quantité de plantes nouvelles, de reconnaître sur les hauts plateaux la «scabieuse du Caucase» de mon jardin... Mais ce n'est point là ce que je suis venu chercher en U.R.S.S.. Ce qui m'y importe c'est l'homme, les hommes, et ce qu'on en peut faire, et ce qu'on en a fait. La forêt qui m'y attire, affreusement touffue et où je me perds, c'est celle des questions sociales. En U.R.S.S. elles vous sollicitent, et vous pressent, et vous oppressent de toutes parts.

II

De Léningrad j'ai peu vu les quartiers nouveaux. Ce que j'admire en Léningrad, c'est Saint-Pétersbourg. Je ne connais pas de ville plus belle; pas de plus harmonieuses fiançailles de la pierre, du métal 5 et de l'eau. On la dirait rêvée par Pouchkine ou par Baudelaire. Parfois, aussi elle rappelle des peintures de Chirico. Les monuments y sont de proportions parfaites, comme les thèmes dans une symphonie de Mozart. «Là tout n'est qu'ordre et beauté». L'esprit s'y meut avec aisance et joie.

Je ne suis guère en humeur de parler du prodigieux musée de l'Ermitage; tout ce que j'en pourrais dire me paraîtrait insuffisant. Pourtant, je voudrais louer en passant le zèle intelligent qui, chaque fois qu'il se pouvait, groupe autour d'un tableau tout ce qui, du même maître, peut nous instruire: études, esquisses, croquis, ce qui explique la lente formation de l'oeuvre.

En revenant de Léningrad, la disgrâce de Moscou frappe plus encore. Même elle exerce son action opprimante et déprimante sur l'esprit. Les bâtiments, à quelques rares exceptions près, sont laids (pas seulement les plus modernes), et ne tiennent aucun compte les uns des autres. Je sais bien que Moscou se transforme de mois en mois; c'est une ville en formation; tout l'atteste et l'on y respire partout le devenir. Mais je crains qu'on ne soit mal parti. On taille, on défonce, on sape, on supprime, l'on reconstruit, et tout cela comme au hasard. Et Moscou reste, malgré sa laideur, une ville attachante entre toutes: elle vit puissamment. Cessons de regarder les maisons: ce qui m'intéresse ici, c'est la foule.

Durant les mois d'été presque tout le monde est en blanc. Chacun ressemble à tous. Nulle part, autant que dans les rues de Moscou, n'est sensible le résultat du nivellement sociaclass="underline" une société sans classes, dont chaque membre paraît avoir les mêmes besoins. J'exagère un peu; mais à peine. Une extraordinaire uniformité règne dans les mises; sans doute elle paraîtrait également dans les esprits, si seulement on pouvait les voir. Et c'est aussi ce qui permet à chacun d'être et de paraître joyeux. (On a si longuement manqué de tout qu'on est content de peu de chose. Quand le voisin n'a pas davantage on se contente de ce qu'on a.) Ce n'est qu'après mûr examen qu'apparaissent les différences. A première vue l'individu se fond ici dans la masse, est si peu particularisé qu'il semble qu'on devrait, pour parler des gens, user d'un partitif et dire non point: des hommes, mais: de l'homme.