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Dans cette foule, je me plonge; je prends un bain d'humanité.

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Que font ces gens, devant ce magasin? Ils font la queue; une queue qui s'étend jusqu'à la rue prochaine. Ils sont là de deux à trois cents, très calmes, patients, qui attendent. Il est encore tôt; le magasin n'a pas ouvert ses portes. Trois quarts d'heure plus tard, je repasse: la même foule est encore là. Je m'étonne: que sert d'arriver à l'avance? Qu'y gagne-t-on?

—Comment, ce qu'on y gagne?... Les premiers sont les seuls servis.

Et l'on m'explique que les journaux ont annoncé un grand arrivage de... je ne sais quoi (je crois que ce jour-là, c'étaient des coussins). Il y a peut-être quatre ou cinq cents objets, pour lesquels se présenteront huit cents, mille ou quinze cents amateurs. Bien avant le soir, il n'en restera plus un seul. Les besoins sont si grands et le public est si nombreux, que la demande, durant longtemps encore, l'emportera sur l'offre, et l'emportera de beaucoup. On ne parvient pas à suffire.

Quelques heures plus tard, je pénètre dans le magasin. Il est énorme. Dedans c'est une incroyable cohue. Les vendeurs, du reste, ne s'affolent pas, car, autour d'eux, pas le moindre signe d'impatience; chacun attend son tour, assis ou debout, parfois avec un enfant sur les bras, sans numéro d'ordre et pourtant sans aucun désordre. On passera là, s'il le faut, sa matinée, sa journée; dans un air qui, pour celui qui vient du dehors, paraît d'abord irrespirable; puis on s'y fait, comme on se fait à tout. J'allais écrire: on se résigne. Mais le Russe est bien mieux que résigné: il semble prendre plaisir à attendre, et vous fait attendre à plaisir.

Fendant la foule ou porté par elle, j'ai visité du haut en bas, de long en large, le magasin. Les marchandises sont, à bien peu près, rebutantes. On pourrait croire, même, que, pour modérer les appétits, étoffes, objets, etc..., se fassent inattrayants au possible, de sorte qu'on achèterait par grand besoin mais non jamais par gourmandise. J'aurais voulu rapporter quelques «souvenirs» à des amis; tout est affreux. Pourtant, depuis quelques mois, me dit-on, un grand effort a été tenté; un effort vers la qualité; et l'on parvient, en cherchant bien et en y consacrant le temps nécessaire, à découvrir de-ci, de-là, de récentes fournitures fort plaisantes et rassurantes pour l'avenir. Mais pour s'occuper de la qualité il faut d'abord que la quantité suffise; et durant longtemps elle ne suffisait pas; elle y parvient enfin, mais à peine. Du reste les peuples de l'U.R.S.S. semblent s'éprendre de toutes les nouveautés proposées, même de celles qui paraissent laides à nos yeux d'Occidentaux. L'intensification de la production permettra bientôt, je l'espère, la sélection, le choix, la persistance du meilleur et la progressive élimination des produits de qualité inférieure.

Cet effort vers la qualité porte surtout sur la nourriture. Il reste encore dans ce domaine fort à faire. Mais, lorsque nous déplorons la mauvaise qualité de certaines denrées, Jef Last qui en est à son quatrième voyage en U.R.S.S., et dont le précédent séjour là-bas remonte à deux ans, s'émerveille au contraire des prodigieux progrès récemment accomplis. Les légumes et les fruits en particulier, sont encore, sinon mauvais du moins médiocres à quelques rares exceptions près. Ici, comme partout, l'exquis cède à l'ordinaire c'est-à-dire au plus abondant. Une prodigieuse quantité de melons; mais sans saveur. L'impertinent proverbe persan, que je n'ai entendu citer, et ne veux citer, qu'en anglais : «Women for duty, boys for pleasure, melons for delight», ici porte à faux. Le vin est souvent bon (je me souviens en particulier, des crus exquis de Tzinandali, en Kakhétie); la bière passable. Certains poissons fumés (à Léningrad) sont excellents, mais ne supportent pas le transport.

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Tant que l'on n'avait pas le nécessaire, on ne pouvait s'occuper raisonnablement du superflu. Si l'on n'a pas fait plus, en U.R.S.S. pour la gourmandise, ou pas plus tôt, c'est que trop d'appétits n'étaient pas encore rassassiés.

Le goût du reste ne s'affine que si la comparaison est permise; et il n'y. avait pas à choisir. Pas de «X habille mieux». Force est ici de préférer ce que l'on vous offre; c'est à prendre ou à laisser. Du moment que l'Etat est à la fois fabricant, acheteur et vendeur, le progrès de la qualité reste en raison du progrès de la culture.

Alors, je pense (en dépit de mon anticapitalisme) à tous ceux de chez nous qui, du grand industriel au petit commerçant, se tourmentent et s'ingénient: qu'inventer qui flatterait le goût du public? Avec quelle subtile astuce chacun d'eux cherche à découvrir par quel raffinement il pourra supplanter un rival! De tout cela, l'Etat n'a cure, car l'Etat n'a pas de rival. La qualité?—«A quoi bon, s'il n'y a pas de concurrence», nous a-t-on dit. Et c'est ainsi que l'on explique trop aisément la mauvaise qualité de tout, en U.R.S.S. et l'absence de goût du public. Eût-il «du goût» il ne pourrait le satisfaire. Non; ce n'est plus d'une rivalité mais bien d'une exigence à venir, développée progressivement par la culture, que dépend ici le progrès. En France, tout irait sans doute plus vite, car l'exigence existe déjà.

Pourtant, ceci encore: Chaque Etat soviétique avait son art populaire; qu'est-il devenu? Une grande tendance égalitaire refusa durant longtemps d'en tenir compte. Mais ces arts régionaux reviennent en faveur et maintenant on les protège, on les restaure, on semble comprendre leur irremplaçable valeur. N'appartiendrait-il pas à une direction intelligente de se ressaisir d'anciens modèles, pour l'impression de tissus par exemple, et de les imposer, de les offrir du moins, au public. Rien de plus bêtement bourgeois, petit-bourgeois, que les productions d'aujourd'hui. Les étalages aux devantures des magasins de Moscou sont consternants. Tandis que les toiles d'autrefois, imprimées au pochoir, étaient très belles. Et c'était de l'art populaire; mais c'était de l'artisanat.

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Je reviens au peuple de Moscou. Ce qui frappe d'abord c'est son extraordinaire indolence. Paresse serait sans doute trop dire... Mais le «stakhanovisme» a été merveilleusement inventé pour secouer le non-chaloir (on avait le knout autrefois). Le stakhanovisme serait inutile dans un pays où tous les ouvriers travaillent. Mais là-bas, dès qu'on les abandonne à eux-mêmes, les gens, pour la plupart, se relâchent. Et c'est merveille que malgré cela tout se fasse. Au prix de quel effort des dirigeants, c'est ce que l'on ne saurait trop dire. Pour bien se rendre compte de l'énormité de cet effort, il faut avoir pu d'abord apprécier le peu de «rendement» naturel du peuple russe.

Dans une des usines que nous visitons, qui fonctionne à merveille (je n'y entends rien; j'admire de confiance les machines; mais m'extasie sans arrière-pensée devant le réfectoire, le club des ouvriers, leurs logements, tout ce que l'on a fait pour leur bien-être, leur instruction, leur plaisir), on me présente un stakhanoviste, dont j'avais vu le portrait énorme affiché sur un mur. Il est parvenu, me dit-on, à faire en cinq heures le travail de huit jours (à moins que ce ne soit en huit heures, le travail de cinq jours; je ne sais plus). Je me hasarde à demander si cela ne revient pas à dire que, d'abord, il mettait huit jours à faire le travail de cinq heures? Mais ma question est assez mal prise et l'on préfère ne pas y répondre.

Je me suis laissé raconter qu'une équipe de mineurs français, voyageant en U.R.S.S. et visitant une mine, a demandé, par camaraderie, à relayer une équipe de mineurs soviétiques et qu'aussitôt, sans autrement se fouler, sans s'en douter, ils ont fait du stakhanovisme.