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A côté de l'hôtel, un sovkhose a été créé en vue d'approvisionner celui-ci. J'y admire une écurie modèle, une étable modèle, une porcherie modèle, et surtout un gigantesque pouailler dernier cri. Chaque poule porte à la patte sa bague numérotée; sa ponte est soigneusement enregistrée; chacune a pour y pondre, son petit box particulier, où on l'enferme et d'où elle ne sort qu'après avoir pondu. (Et je ne m'explique pas qu'avec tant de soins, les oeufs que l'on nous sert à l'hôtel ne soient pas meilleurs.) J'ajoute qu'on ne pénètre dans ces locaux qu'après avoir posé ses pieds sur un tapis imprégné de substance stérilisante pour désinfecter ses souliers. Le bétail, lui, passe à côté; tant pis!

Si l'on traverse un ruisseau qui délimite le sovkhose, un alignement de taudis. On y loge à quatre, dans une pièce de deux mètres cinquante sur deux mètres, louée a raison de deux roubles par personne et par mois. Le repas, au restaurant du sovkhose coûte deux roubles, luxe que ne peuvent se permettre ceux dont le salaire n'est que de soixante-quinze roubles par mois. Ils doivent se contenter, en plus du pain, d'un poisson sec.

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Je ne proteste pas contre l'inégalité des salaires; j'accorde qu'elle était nécessaire. Mais il y a des moyens de remédier aux différences de condition; or je crains que ces différences, au lieu de s'atténuer, n'aillent en s'accentuant. Je crains que ne se reforme bientôt une nouvelle sorte de bourgeoisie ouvrière satisfaite (et, partant, conservatrice, parbleu!) trop comparable à la petite bourgeoisie de chez nous.

J'en vois partout des symptômes annonciateurs 14. Et comme nous ne pouvons douter hélas! que les instincts bourgeois, veules, jouisseurs, insoucieux d'autrui, sommeillent au coeur de bien des hommes en dépit de toute révolution (car la réforme de l'homme ne peut se faire uniquement par le dehors), je m'inquiète beaucoup de voir, dans l'U.R.S.S. d'aujourd'hui, ces instincts bourgeois indirectement flattés, encouragés par de récentes décisions qui reçoivent chez nous des approbations alarmantes. Avec la restauration de la famille, (en tant que «cellule sociale») de l'héritage, et du legs, le goût du lucre, de la possession particulière, reprennent le pas sur le besoin de camaraderie, de partage et de vie commune. Non chez tous, sans doute; mais chez beaucoup. Et l'on voit se reformer des couches de société sinon déjà des classes, une sorte d'aristocratie; je ne parle pas ici de l'aristocratie du mérite et de la valeur personnelle, mais bien de celle du bien-penser, du conformisme, et qui, dans la génération suivante, deviendra celle de l'argent.

Mes craintes sont-elles exagérées? Je le souhaite. Du reste, l'U.R.S.S. nous a montré qu'elle était capable de brusques volte-face. Mais je crains bien que pour couper court à cet embourgeoisement, qu'aujourd'hui les gouvernants approuvent et favorisent, un brusque ressaisissement ne paraisse bientôt nécessaire, qui risque d'être aussi brutal, que celui qui mit fin à la Nep.

Comment n'être pas choqué par le mépris, ou tout au moins l'indifférence que ceux qui sont et qui se sentent «du bon côté», marquent à l'égard des «inférieurs», des domestiques [15], des manoeuvres, des hommes et femmes «de journée», et j'allais dire: des pauvres. Il n'y a plus de classes, en U.R.S.S., c'est entendu. Mais il y a des pauvres. Il y en a trop; beaucoup trop. J'espérais pourtant bien ne plus en voir, ou même plus exactement: c'est pour ne plus en voir que j'étais venu en U.R.S.S..

Ajoutez que la philanthropie n'est plus de mise, ni plus la simple charité [16]. L'Etat s'en charge. Il se charge de tout et l'on n'a plus besoin, c'est entendu, de secourir. De là certaine sécheresse dans les rapports, en dépit de toute camaraderie. Et, naturellement, il ne s'agit pas ici des rapports entre égaux; mais, à l'égard de ces «inférieurs», dont je parlais, le complexe de supériorité joue en plein.

Cet état d'esprit petit-bourgeois qui, je le crains, tend à se développer là-bas, est, à mes yeux, profondément et foncièrement contre-révolutionnaire.

Mais ce qu'on appelle «contre-révolutionnaire» en U.R.S.S. aujourd'hui, ce n'est pas du tout cela. C'est même à peu près le contraire.

L'esprit que l'on considère comme «contre-révolutionnaire» aujourd'hui, c'est ce même esprit révolutionnaire, ce ferment qui d'abord fit éclater les douves à demi-pourries du vieux monde tzariste. On aimerait pouvoir penser qu'un débordant amour des hommes, ou tout au moins un impérieux besoin de justice, emplit les coeurs. Mais une fois la révolution accomplie, triomphante, stabilisée, il n'est plus question de cela, et de tels sentiments, qui d'abord animaient les premiers révolutionnaires, deviennent encombrants, gênants, comme ce qui a cessé de servir. Je les compare, ces sentiments, à ces étais grâce auxquels on élève une arche, mais qu'on enlève après que la clef de voûte est posée. Maintenant que la révolution a triomphé, maintenant qu'elle se stabilise, et s'apprivoise; qu'elle pactise, et certains diront: s'assagit, ceux que ce ferment révolutionnaire anime encore et qui considèrent comme compromissions toutes ces concessions successives, ceux-là gênent et sont honnis, supprimés. Alors ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que de jouer sur les mots, reconnaître que l'esprit révolutionnaire (et même simplement: l'esprit critique) n'est plus de mise, qu'il n'en faut plus? Ce que l'on demande à présent, c'est l'acceptation, le conformisme. Ce que l'on veut et exige, c'est une approbation de tout ce qui se fait en U.R.S.S.; ce que l'on cherche à obtenir, c'est que cette approbation ne soit pas résignée, mais sincère, mais enthousiaste même. Le plus étonnant, c'est qu'on y parvient. D'autre part, la moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée. Et je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce sans l'Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé.

IV

Dans cette usine de raffinerie de pétrole, aux environs de Soukhoum, où tout nous paraît si remarquable: le réfectoire, les logements des ouvriers, leur club (quant à l'usine même, je n'y entends rien et admire de confiance) nous nous approchons du «Journal Mural», affiché selon l'usage dans une salle de club. Nous n'avons pas le temps de lire tous les articles, mais, à la rubrique «Secours rouge» où, en principe, se trouvent les renseignements étrangers, nous nous étonnons de ne voir aucune allusion à l'Espagne dont les nouvelles depuis quelques jours ne laissent pas de nous inquiéter. Nous ne cachons pas notre surprise un peu attristée. Il s'ensuit une légère gêne. On nous remercie de la remarque: il en sera certainement tenu compte.

Le même soir, banquet. Toasts nombreux selon l'usage. Et quand on a bu à la santé de tous et de chacun des convives, Jef Last se lève et, en russe, propose de vider un verre au triomphe du Front rouge espagnol. On applaudit chaleureusement, encore qu'avec une certaine gêne, nous semble-t-il; et aussitôt, comme en réponse: toast à Staline. A mon tour, je lève mon verre pour les prisonniers politiques d'Allemagne, de Yougoslavie, de Hongrie... On applaudit, avec un enthousiasme franc cette fois; on trinque, on boit. Puis, de nouveau, sitôt après: toast à Staline. C'est aussi que sur les victimes du fascisme, en Allemagne et ailleurs, l'on savait quelle attitude avoir. Pour ce qui est des troubles et de la lutte en Espagne, l'opinion générale et particulière attendait les directions de la Pravda qui ne s'était pas encore prononcée. On n'osait pas se risquer avant de savoir ce qu'il fallait penser. Ce n'est que quelques jours plus tard (nous étions arrivés à Sébastopol) qu'une immense vague de sympathie, partie de la Place Rouge, vint déferler dans les journaux, et que, partout, des souscriptions volontaires pour le secours aux gouvernementaux s'organisèrent.