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Dans le bureau de cette usine, un grand tableau symbolique nous avait frappés; on y voyait, au centre, Staline en train de parler; répartis à sa droite et à sa gauche, les membres du gouvernement applaudir.

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L'effigie de Staline se rencontre partout, son nom est sur toutes les bouches, sa louange revient immanquablement dans tous les discours. Particulièrement en Géorgie, je n'ai pu entrer dans une chambre habitée, fût-ce la plus humble, la plus sordide, sans y remarquer un portrait de Staline accroché au mur, à l'endroit sans doute où se trouvait autrefois l'icone. Adoration, amour ou crainte, je ne sais; toujours et partout il est là.

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Sur la route de Tiflis à Batoum, nous traversons Gori, la petite ville où naquit Staline. J'ai pensé qu'il serait sans doute courtois de lui envoyer un message, en réponse à l'accueil de l'U.R.S.S. où, partout, nous avons été acclamés, festoyés, choyés. Je ne trouverai jamais meilleure occasion. Je fais arrêter l'auto devant la poste et tends le texte d'une dépêche. Elle dit à peu près: «En passant à Gori au cours de notre merveilleux voyage, j'éprouve le besoin cordial de vous adresser...» Mais ici, le traducteur s'arrête: Je ne puis point parler ainsi. Le «vous» ne suffit point, lorsque ce «vous», c'est Staline. Cela n'est point décent. Il y faut ajouter quelque chose. Et comme je manifeste certaine stupeur, on se consulte. On me propose: «Vous, chef des travailleurs», ou «maître des peuples» ou... je ne sais plus quoi [17]. Je trouve cela absurde; proteste que Staline est au-dessus de ces flagorneries. Je me débats en vain. Rien à faire. On n'acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il s'agit d'une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et songeant avec tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une effroyable, une infranchissable distance. Et comme déjà j'avais pu constater de semblables retouches et «mises au point» dans les traductions de diverses allocutions 18 que j'avais été amené à prononcer en U.R.S.S., je déclarai aussitôt que je ne reconnaîtrais comme mien aucun texte de moi paru en russe durant mon séjour 19 et que je le dirais. Voici qui est fait.

Oh! parbleu, je ne veux voir dans ces menus travestissements, le plus souvent involontaires, aucune malignité: bien plutôt le désir d'aider quelqu'un qui n'est pas au courant des usages et qui certainement ne peut demander mieux que de s'y plier, d'y conformer ses expressions et sa pensée.

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Staline, dans l'établissement du premier et du second plan quinquennal, fait preuve d'une telle sagesse, d'une si intelligente souplesse dans les modifications successives qu'il a cru devoir y apporter, que l'on en vient à se demander si plus de constance était possible; si ce progressif détachement de la première ligne, cet écartement du Léninisme, n'était pas nécessaire; si plus d'entêtement n'exigeait pas du peuple un effort surhumain. De toute manière il y a déboire. Si ce n'est pas Staline, alors c'est l'homme, l'être humain, qui déçoit. Ce qu'on tentait, que l'on voulait, que l'on se croyait tout près d'obtenir, après tant de luttes, tant de sang versé, tant de larmes, c'était donc «au-dessus des forces humaines»? Faut-il attendre encore, résigner, ou reporter à plus loin ses espoirs? Voilà ce qu'en U.R.S.S. on se demande avec angoisse. Et que cette question vous effleure, c'est déjà trop.

Après tant de mois d'efforts, tant d'années, on était en droit de se demander: vont-ils enfin pouvoir relever un peu la tête? —Les fronts n'ont jamais été plus courbés.

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Qu'il y ait divergence de l'idéal premier, voici qui ne peut être mis en doute. Mais devrons-nous mettre en doute, du même coup, que ce que l'on voulait d'abord fût aussitôt possible. Y a-t-il faillite? ou opportune et indiscutable accommodation à d'imprévues difficultés?

Ce passage de la «mystique» à la «politique» entraîne-t-il fatalement une dégradation? Car il ne s'agit plus ici de théorie; on est dans le domaine pratique; il faut compter avec le menschliches, allzumenschliches— et compter avec l'ennemi.

Quantité de résolutions de Staline sont prises, et ces derniers temps presque toutes, en fonction de l'Allemagne et dictées par la peur qu'on en a. Cette restauration progressive de la famille, de la propriété privée, de l'héritage trouvent une valable explication: il importe de donner au citoyen soviétique le sentiment qu'il a quelque bien personnel à défendre. Mais c'est ainsi que, progressivement, l'impulsion première s'engourdit, se perd, que le regard cesse de se diriger à l'avant. Et l'on me dira que cela est nécessaire, urgent, car une attaque de flanc risque de ruiner l'entreprise. Mais d'accommodement en accommodement, l'entreprise se compromet.

Une autre crainte, celle du « trotzkisme» et de ce qu'on appelle aujourd'hui là-bas: l'esprit de contre-révolution. Car certains se refusent à penser que cette transigeance fût nécessaire; tous ces accommodements leur paraissent autant de défaites. Que la déviation des directives premières trouve des explications, des excuses, il se peut: cette déviation seule importe à leurs yeux. Mais, aujourd'hui c'est l'esprit de soumission, le conformisme, qu'on exige. Seront considérés comme «trotzkistes» tous ceux qui ne se déclarent pas satisfaits. De sorte que l'on vient à se demander si Lénine lui-même reviendrait-il sur la terre aujourd'hui?...

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Que Staline ait toujours raison, cela revient à dire : que Staline a raison de tout.

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Dictature de prolétariat nous promettait-on. Nous sommes loin de compte. Oui: dictature, évidemment; mais celle d'un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. Il importe de ne point se leurrer, et force est de reconnaitre tout net: ce n'est point là ce qu'on voulait. Un pas de plus et nous dirons même: c'est exactement ceci que l'on ne voulait pas.

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Supprimer l'opposition dans un Etat, ou même simplement l'empêcher de se prononcer, de se produire, c'est chose extrêmement grave: l'invitation au terrorisme. Si tous les citoyens d'un Etat pensaient de même, ce serait sans aucun doute plus commode pour les gouvernants. Mais, devant cet appauvrissement, qui donc oserait encore parler de «culture»? Sans contrepoids, comment l'esprit ne verserait-il pas tout dans un sens? C'est, je pense, une grande sagesse d'écouter les partis adverses; de les soigner même au besoin, tout en les empêchant de nuire: les combattre, mais non les supprimer. Supprimer l'opposition... il est sans doute heureux que Staline y parvienne si mal.

«L'humanité n'est pas simple, il faut en prendre son parti; et toute tentative de simplification, d'unification, de réduction par le dehors sera toujours odieuse, ruineuse et sinistrement bouffonne. Car l'embêtement pour Athalie, c'est que c'est toujours Eliacin, l'embêtant pour Hérode, c'est que c'est toujours la Sainte Famille qui échappe»,— écrivais-je en 1910 20.

V

J'écrivais avant d'aller en U.R.S.S.: