Feric avait décidé de diriger lui-même le premier assaut en Borgravie et de rester à la tête des troupes helders chargées du nettoyage de ce cloaque jusqu’à ce que Gormond fût totalement rasée ; cela pour des raisons personnelles autant que pour des considérations de moral en général. Aucun spectacle ne pouvait lui procurer autant de joie que celui de la capitale borgravienne – où il avait tué sa jeunesse – totalement rasée et réduite en cendres.
Toutes les trente secondes, Best jetait un coup d’œil anxieux sur sa montre. Une fois encore il la consulta, puis, arborant le visage épanoui d’un enfant comblé, il lança le moteur du char. « C’est l’heure, Commandeur ! » dit-il.
Souriant à l’enthousiasme juvénile de Best, Feric dégaina la Grande Massue de Held, se dressa et brandit le fût de son arme au-dessus de lui à travers la trappe du tank, la pomme de la massue réfléchissant un rayon argenté de la lune. Brutalement, la nuit s’anima du tonnerre saccadé de dizaines de moteurs à essence qui démarraient en crachotant. La puissante trépidation du char de Feric fit vibrer son corps sur un rythme martial et rapide. Feric rengaina le Commandeur d’Acier, referma l’écoutille au-dessus de lui, s’attacha à son siège, brancha son laryngophone et lança enfin l’ordre tant attendu par Best et ses troupes : « En avant ! »
Broyant la terre et la végétation sous ses massives chenilles de fer, le char bondit en avant, hors de la clairière qui avait servi de point de rassemblement. Alors que Best augmentait progressivement la vitesse, Feric jeta un coup d’œil dans le périscope arrière et vit une marée solide de chars jaillir de la clairière derrière eux et s’écouler sur la route qui conduisait au gué de l’Ulm. Leur formation était d’une extrême simplicité : le char de Feric en pointe et, le suivant de très près, dix rangées de quinze chars chacune. Quant à l’infanterie motorisée et à la division motocycliste, elles ne s’ébranleraient pas avant deux heures.
À l’instigation de Bogel – et avec l’approbation totale de Feric les chars avaient été décorés pour l’occasion avec une majesté toute spéciale, leur blindage peint en noir brillant et leurs tourelles écarlates frappées de deux grandes croix gammées noires dans un cercle de blanc. En outre, un drapeau rouge à croix gammée flottait fièrement à l’extrémité de l’antenne de radio de chaque cuirassé. Le spectacle exaltant de cette formation de chars atteignant la grande plaine qui débouchait sur l’Ulm était retransmis à la télévision, non seulement à travers Heldon, mais jusqu’à Husak et en Vétonie, excellent moyen de paralyser les forces de l’adversaire par la peur justifiée de la puissante armée de Heldon. Quel magnifique tableau composait cette phalange noire et scintillante rehaussée d’écarlate et d’héroïques svastikas, et qui fonçait vers l’Ulm, faisant retentir l’air de son tonnerre mécanique à des kilomètres à la ronde, dans un grand tourbillon de poussière !
À cette longitude, l’Ulm n’était guère plus qu’un filet d’eau ; les fortifications borgraviennes sur l’autre rive ne comprenaient guère que quelques tranchées bondées de métis cachés derrière des rouleaux de barbelés. Mais, alors que les chars se ruaient dans les ténèbres vers la rivière, des éclairs trouèrent soudain la nuit à la hauteur des lignes borgraviennes, et Feric perçut le crépitement de quelques balles perdues rebondissant sans dommage sur le blindage de son char. De toute évidence, les escadres de cuirassés aériens qui avaient franchi la frontière une demi-heure auparavant avaient averti les pauvres hères du sort qui les attendait.
Feric pressa du pouce l’interrupteur du micro et ordonna simultanément à l’équipage de son char et à la formation entière : « Feu à volonté jusqu’à écrasement de toute résistance ! »
Un léger couinement se fit entendre dans le tank lorsque le canonnier ajusta le tir. Puis un grand souffle ébranla le cuirassé, et, dans la seconde qui suivit, Feric vit une lueur orangée s’épanouir dans la nuit de l’autre côté de l’Ulm. Aussitôt, le roulement assourdissant des salves successives secoua son corps à travers les parois d’acier du char, un essaim de météores siffla au-dessus de lui, et les positions borgraviennes s’épanouirent en fontaines de feu.
Le char de Feric tira une nouvelle bordée tandis que la formation se précipitait en avant ; le feu nourri des blindés noirs continua de pilonner les positions borgraviennes. Une dernière salve projeta en l’air des nuées de terre et de chair, puis les chenilles du véhicule de Feric entrèrent avec un grand éclaboussement dans les eaux basses de l’Ulm.
Feric arma sa mitraillette alors que le char déchirait les barbelés borgraviens ; derrière lui, la formation emplit l’air du crépitement des balles traçantes tout en broyant le peu qui restait des fortifications.
Des Borgraviens eux-mêmes, plus aucune trace, sauf les quelques fragments sanglants éparpillés dans les trous d’obus encore fumants. Les rares misérables non encore taillés en pièces par la canonnade avaient fui dans la nuit en piaillant et en hurlant de terreur. Dès les premières lueurs du jour, l’infanterie motorisée et les motards S.S. pourchasseraient et anéantiraient ces traînards, un par un si besoin était. Plus la première démonstration serait impitoyable, et plus vite mutants et métis, sur le passage foudroyant des Helders, seraient convaincus que toute résistance était parfaitement inutile. Ainsi, une politique bien menée d’annihilation de l’ennemi se révélerait à longue échéance la pratique la plus miséricordieuse.
Toute la nuit, les chars poursuivirent leur course en direction de l’est, à travers le paysage vallonné de Borgravie, droit sur Gormond, sans rien rencontrer qui pût décemment être qualifié de résistance organisée.
Feric avait ordonné la destruction de tous les villages, fermes ou autres constructions sur le passage de ses troupes, et le massacre de toute canaille borgravienne assez stupide pour montrer sa face putride. Dans leur majorité, les habitations de ces régions consistaient en huttes solitaires, grossièrement construites en planches rudimentaires consolidées par de la boue séchée ou de la bouse. Un simple obus incendiaire suffisait à transformer ces masures en brasiers ronflants, et un ou deux autres coups à incendier les champs. De temps à autre, des créatures à l’aspect rébarbatif s’échappaient des ruines comme des insectes pour être aussitôt abattues d’une ou deux rafales ; mais, dans leur ensemble, les Borgraviens de cette zone avaient pris leurs jambes à leur cou bien avant le passage des chars, à charge pour les troupes s’occupant du nettoyage de les rabattre. Les rares villages que trouva la colonne étaient déserts et sans défense, aussi les chars purent-ils ouvrir une large trouée destructrice dans la campagne sans entamer sérieusement leurs réserves de munitions.
Une heure avant l’aube, Feric aperçut une lueur rouge à l’est qui semblait scintiller et crépiter comme un lointain embrasement.
« Regardez, Best, dit-il, ce doit être Gormond !
— Nos chasseurs-bombardiers doivent être en train de donner une leçon à ces porcs. »
Peu après, le lointain grondement des explosions se fit entendre, et, lorsque le soleil se fut levé, les bombes tombant sur la ville emplirent l’air d’un bruit semblable au tonnerre, de grandes flammes s’élevèrent des ruines, clairement visibles dans le lointain ; Feric crut même apercevoir le pointillé des blindés aériens plongeant sur la ville en piqué.