Feric sourit. « Vous avez raison, bien sûr. Pourtant, il m’apparaît qu’un affront personnel a été lavé, et cela redouble ma satisfaction du travail bien fait. »
Best acquiesça avec enthousiasme. « Cela, je peux facilement le comprendre, Commandeur ! »
Le soleil brillait au-dessus des eaux claires de l’Ulm. La voiture noire de Feric, polie à neuf, escortée par un peloton de motos S.S. pareillement immaculées, fonçait sur le pont d’Ulmgarn, dans la province de l’Ulmland du Sud, province qui, il y a seulement un mois, était la pestilence mutante de Borgravie. À ses côtés, Best rayonnait de plaisir car, à cette première étape déjà, la diligence et le fanatisme du peuple helder sous la direction des S.S. avaient opéré des miracles dans la transformation de l’ancien égout génétique en une province salubre, apte à recevoir une population de vrais humains.
La ville-frontière jadis appelée Pormi, désormais Pontville, avait été complètement reconstruite. Les ingénieurs avaient entièrement rasé les cabanes et les huttes sordides de la cité borgravienne et tracé de nouvelles rues bétonnées selon un dessin charmant qui combinait un quadrillage régulier avec une série d’avenues rayonnant de cinq grandes places circulaires. De nombreux immeubles modernes s’élevaient déjà, des dizaines d’autres étaient en construction. Les édifices publics en pierre noire ou en marbre rose, de majestueuses proportions, s’ornaient magnifiquement de nervures de bronze et de statues héroïques où prédominait le thème de la continuité entre les héros du passé et les héros, plus grands encore, du Svastika. Les constructions plus frivoles étaient en briques vernies de couleurs gaies – jaune, bleu, rouge et vert, et la majorité arborait des façades en bois artistiquement sculptées. Pontville abritait déjà plusieurs centaines de colons helders. Ceux-ci, mêlés aux équipes de construction, stationnaient dans les rues de la ville modèle à moitié terminée, agitant de petits drapeaux de papier à croix gammée et multipliant les saluts du Parti, aux cris de « Vive Jaggar ! » sur le lent passage de la voiture de Feric.
Celui-ci, debout à l’arrière, ne pouvait s’empêcher de sourire de plaisir en rendant le salut. De retour d’une visite triomphale dans le Westland – la nouvelle province qui était encore une semaine plus tôt la Vétonie – il avait une idée précise du déroulement de la guerre. Les ailes sud et nord de l’armée avaient fait leur jonction deux semaines après le début des hostilités, largement en avance sur le programme, et avaient écrasé l’armée vétonienne en trois jours, puis complètement rasé la capitale, Barthang, grâce aux nouveaux missiles guidés de Waffing. Ce dernier territoire conquis, la Vétonie n’existait plus et la canaille mutante avait fui dans les déserts du Sud ou en Husak. À présent, Waffing conduisait l’armée à travers Husak, avec le ferme espoir de faire tomber Kolchak en un ou deux jours. La capitale de Husak une fois pulvérisée, la guerre atteindrait son terme triomphal, et il ne resterait plus qu’à purifier les pays conquis et à y installer des colonies de vrais humains.
Feric contemplait la preuve irréfutable de l’ardeur et de la rapidité avec lesquelles le peuple de Heldon, dirigé par les S.S., pouvait purifier un pays conquis et le rendre apte à l’incorporation au Domaine de Heldon.
Alors que le convoi progressait en pleine campagne, Remler se tourna vers Feric, une légère trace d’agitation sur le visage. « Commandeur, j’ai pris la liberté d’ordonner au chauffeur de nous conduire au camp de sélection le plus proche. Nous avons un petit problème à résoudre qui nécessite une décision de votre part, et j’ai pensé que vous devriez voir un camp borgravien avant d’agir. »
Feric hocha la tête d’un air absent, absorbé par le spectacle de l’ingéniosité et de l’assiduité des Helders, visible même dans les campagnes. À la poussière et aux fondrières des routes borgraviennes avait été substitué un revêtement uni de béton gris. Ici et là, de solides fermes en bois piquetaient le paysage, et quelques fermiers labouraient à la charrue la terre humaine nouvellement défrichée. Le convoi de Feric parcourut encore trente kilomètres sur l’admirable route, à travers une campagne déjà plus helder que borgravienne.
En effet, des anciens habitants bâtards de Borgravie, aucun ne se montra avant que le convoi n’atteignît un des grands camps de sélection qui avaient été érigés dans tout le sud de l’Ulmland, soigneusement à l’écart des centres d’habitation humaine.
Ce camp, comme tous ceux construits dans les territoires conquis, était beaucoup plus vaste que sur le territoire du vieil Heldon, la tâche étant ici proportionnellement plus grande, mais il était toujours bâti sur le même modèle. Dans ce seul camp, près de cent mille Borgraviens se trouvaient parqués dans un grand clapier de baraques, à l’intérieur d’un immense rectangle de barbelés électrifiés.
Alors que le chauffeur arrêtait la voiture devant la haute clôture, Feric fut confronté au spectacle le plus révoltant qu’il lui eût été donné de voir. Derrière le barbelé s’entassait une foule innombrable de créatures grotesques défiant la description la plus nauséeuse. Des milliers de Perroquets claquaient du bec. Des nains bossus tournaillaient comme autant de crabes monstrueux, tous dissemblables. Leurs bras traînant derrière elles sur le sol, des créatures simiesques erraient sans but. La plus grande variété de couleurs cancéreuses se rencontraient ici : peaux vertes, bleues, rouges, brunes, violettes. Des Têtes-d’Épingle se frottaient à d’ignobles Hommes-Crapauds. De surcroît, la fiente, les ordures et la saleté s’étalaient partout, et les miasmes qui montaient du camp n’étaient rien moins que terrifiants.
« Je souhaitais vous faire toucher du doigt la réalité du problème, Commandeur, dit Remler. Nous avons regroupé tous les Borgraviens jusqu’au dernier, et les S.S. se tirent fort bien de la tâche de les enfermer dans des camps ; même un aveugle n’aurait aucun mal à séparer les vrais humains de ces rebuts génétiques, en admettant qu’il ait encore l’usage de son nez. Mais qu’allons-nous faire de ces sordides créatures ? Nous en avons des millions dans les camps borgraviens, et la situation n’est pas meilleure dans les autres provinces conquises. »
Derrière les barbelés, Perroquets, Peaux-Bleues, Hommes-Crapauds et autres monstres fouillaient de leurs doigts l’ordure et la fiente à la recherche de bribes de nourriture qu’ils portaient directement à leurs bouches. Feric sentit monter une nausée.
« Il est évident qu’il faut tous les stériliser et les exiler dans les déserts, dit-il.
— Mais, Commandeur, qu’est-ce qui empêchera ces millions de misérables de revenir tranquillement sur leurs lieux d’habitation ? Vous avez vu les miracles que nous avons opérés ici ; dans quelques mois, on ne pourra pas différencier ce pays de Heldon. Mais comment mener à bien cette tâche si des hordes de mutants mendiants s’ébattent dans la campagne ? »
Sans nul doute, Remler avait des arguments de poids. Quel contraste entre l’allure à présent parfaitement civilisée de la région de Pontville et la porcherie fétide qu’était cette même région quand elle était infestée par une fange comparable à celle qui se trouvait derrière les barbelés ! Comment serait-il possible d’encourager les Helders à coloniser les nouvelles provinces s’ils étaient constamment confrontés à l’ignoble spectacle de cette vermine dégénérée ?
« Peut-être serait-il préférable de garder définitivement ces créatures dans des camps, dit Feric, alors qu’un Crapaud à l’œil morne, à moins de dix mètres de la voiture, baissait son pantalon et se mettait à déféquer.
— C’est mon sentiment, Commandeur, répondit Remler. Mais le coût de la nourriture et du logement de ces millions de bouches inutiles pendant des décennies dépasse l’imagination. Et pour quelle utilité ?