Celui-ci tendit à Feric un grand ballon bleu. « Soufflez là-dedans, je vous prie, dit-il. Il est traité chimiquement pour que seul le profil biochimique du génotype humain pur le fasse virer au vert. »
Feric expira dans le ballon, sachant parfaitement que ce test était l’un des plus simples qui fût ; de notoriété publique, d’innombrables métis l’avaient passé avec succès, et, de plus, il s’avérait totalement inefficace pour éliminer les Doms. Aussitôt le ballon vira à l’émeraude. « Analyse respiratoire : positive », annonça Heimat ; et le scribe Dominateur, sans même lever les yeux, traça le signe adéquat sur la feuille.
L’analyste présenta à Feric une fiole de verre.
« Expectorez là-dedans, je vous prie. Je vais soumettre votre salive à une analyse chimique. »
Feric cracha dans la fiole, souhaitant de tout cœur que ce fût le visage du Dominateur, qui avait levé les yeux sur lui et le contemplait avec une horripilante douceur feinte.
Le docteur Heimat dilua la salive dans l’eau, puis, à l’aide d’une pipette, il déposa un peu de liquide dans chacun des tubes de verre d’un râtelier qui en comportait dix. Il y versa diverses substances chimiques qui colorèrent le liquide clair respectivement en noir, bleu, jaune, rouge brique, bleu à nouveau, rouge, jaune encore, derechef bleu, violet, et blanc opaque.
« Analyse salivaire : positive à cent pour cent », annonça le généticien. Ce test, qui, plutôt que de considérer le profil biochimique général, dégageait dix caractères distinctifs de la salive humaine pure comme autant de critères génétiques séparés, était forcément beaucoup plus précis. Et pourtant il existait des dizaines de mutations, à partir de la norme humaine pure, qui n’étaient en rien liées à la composition de la salive ou de la respiration, parmi lesquelles la mutation des Dominateurs, absolument indécelable au vu des tests somatiques.
Feric foudroya le Dominateur du regard, le défiant de mettre sa volonté à l’épreuve et de révéler par là sa vraie nature. Mais le secrétaire ne dirigea évidemment aucune énergie psychique sur lui. À quoi bon se démasquer pour un inconnu de passage et risquer ainsi l’anéantissement de son champ de dominance, alors que les circonstances se prêtaient mal à la prise de ce nouveau gibier ?
Le docteur Heimat fixa les deux électrodes d’un psychomètre sur la paume droite de Feric à l’aide d’un adhésif végétal caoutchouteux. Cet appareil était constitué par un dispositif de détection des variations infinitésimales de la bioélectricité sous l’effet des réactions psychiques, et d’un tambour sur lequel une pointe traçait le profil psychique résultant. Les partisans de ce système prétendaient que, bien utilisé, il était à même de détecter efficacement les Doms. Mais il était impossible de savoir avec certitude si les Doms ne contrôlaient pas consciemment leurs décharges psychiques, et n’étaient donc pas capables de contrefaire un profil génotypiquement humain par de savantes manœuvres de leur volonté.
« Je vais prononcer une série d’affirmations et j’enregistrerai vos réactions psychiques, prévint Heimat d’un air embarrassé. Inutile de répondre à haute voix ; cet instrument mesure vos réactions internes. »
Il se mit à débiter une suite de phrases stéréotypées sur un ton rapide, mécanique et strictement neutre : « La race humaine est promise à une extinction certaine. Le génotype humain est le summum de l’évolution de l’animal pensant. Aucun matériel génétique ne pourrait avoir traversé sans dommages le Temps du Feu. L’instinct-fondamental de toute espèce intelligente est de se perpétuer au détriment de toutes les autres espèces intelligentes. L’amour est la sublimation culturelle du désir sexuel. Je sacrifierais ma vie pour un camarade ou pour une maîtresse. » Et ainsi de suite ; une série de stimuli destinés à mettre au jour les structures réactionnelles différenciant les hommes purs des mutants et des métis, et en particulier des Doms. Feric doutait fort de la validité de ce test, dans la mesure où un Dom capable d’anticiper sur l’ordre des phrases, grâce à des indiscrétions ou à d’autres moyens, pouvait aisément ajuster ses réactions en conséquence, en remplissant son esprit de pensées élaborées pour produire la réponse galvanique « humaine » propre à chaque énoncé. Malgré tout, si on combinait ce test à un ensemble d’autres, plus rigoureux, il pouvait s’avérer d’une grande utilité ; seuls les métis à large dominante humaine, et peut-être les Doms, pouvaient en réchapper.
Ayant prononcé la dernière phrase, Heimat jeta un coup d’œil négligent au tracé de la pointe sur le cylindre et il annonça : « Profil psychométrique : positif. »
Le secrétaire Dominateur passa le formulaire au généticien, qui le signa en déclarant : « Purhomme Jaggar, j’atteste par le présent acte que vous êtes un pur exemple de génotype humain non contaminé, et je confirme vos droits au statut de citoyen de la Grande République de Heldon. »
Feric était médusé. « C’est tout ? Trois tests superficiels et vous m’octroyez un certificat de pureté génétique ? C’est un scandale ! Un quart de la canaille de Zind pourrait passer au travers de cette plaisanterie ! »
En prononçant ces mots, Feric sentit une sorte de pression contre les barrières de son esprit, une violente décharge d’énergie psychique projetée sur le noyau de sa volonté. L’espace d’un instant, la vanité et la stupidité de l’esclandre auquel il se livrait lui apparurent d’une évidence aveuglante : un homme raisonnable ne tempêtait pas ainsi en public ; continuer de la sorte ne manquerait pas de heurter bon nombre de ces êtres agréables et inoffensifs. Mieux valait se fondre dans le flux et le reflux de la destinée cosmique et renoncer à manifester une résistance inutile.
Mais, alors même que l’esprit du Dominateur se tendait pour saper sa volonté, Feric, du fond de sa longue expérience, décela une sensation agréable et lénifiante : un Dom tentait de le prendre dans ses filets. Il attisa résolument le feu de sa formidable volonté avec la torche de la juste haine qu’il vouait à ces créatures sans âme, qui projetaient de substituer à la suprématie des hommes purs leur règne grossier, leur émotion la plus élevée étant le désir d’exterminer leurs supérieurs génétiques, et leur seul but de transformer la Terre à l’image de leur solide bauge. Sans que le secrétaire eût manifesté par quelque signe sa tentative de domination ou sa défaite finale, Feric sentit l’horrible impression aveulissante fondre dans le brasier de sa haine féroce.
« En tant que généticien, je suis certainement mieux à même de juger de la pureté génétique que le profane que vous êtes, dit Heimat alors que se jouait et se dénouait la bataille psychique.
— Avec trois tests ? lança Feric. Une analyse vraiment rigoureuse nécessiterait au bas mot plusieurs dizaines de tests, comprenant l’analyse des tissus, de l’urine, des larmes, des fèces, et du sperme.
— Un tel examen prendrait trop de temps pour pouvoir être pratiqué. Très peu d’hommes génétiquement contaminés peuvent passer ces simples tests, et ceux qui en sont capables doivent, à tout prendre, être considérés comme humains, n’est-ce pas ? »
C’en était trop pour Feric. « La créature à côté de vous est un Dom ! hurla-t-il. Faites agir votre volonté et libérez-vous sur-le-champ ! » Des remous agitèrent la file derrière lui ; certains des métis les plus douteux prirent un air consterné ; à cela, rien d’étonnant. Pendant un moment, la salle fut au bord de l’effervescence, puis tous les visages parurent se désagréger et arborèrent une expression de totale vacuité, prouvant ainsi que le Dom mettait en place ses défenses psychiques.