« Vous êtes visiblement dans l’erreur, Purhomme Jaggar, susurra le docteur Heimat. Le sous-brigadier Mork est un homme certifié pur ; vous admettrez que, si ce n’était pas le cas, il ne porterait probablement pas l’uniforme de Heldon.
— Le Purhomme Jaggar est peut-être simplement peu familiarisé avec les manières helder, monsieur », suggéra Mork avec une ironie perceptible seulement pour lui et pour Feric, seul homme dans la pièce à partager son sinistre secret, et dont, apparemment, il n’avait rien à craindre. « Assurément, si nous avions été obligés de passer toute notre jeunesse au milieu de mutants, de métis et de Dieu sait quoi encore, nous verrions nous aussi des Doms dans tous les coins. » Mork contempla Feric sans une trace de sourire, sans une lueur d’émotion, mais Feric imaginait fort bien avec quelle joie satanique il savourait cet instant.
Le docteur Heimat rendit la fiche de Feric à Mork, qui la transmit au dernier officier. « Vous êtes maintenant homologué comme humain pur, quoi que vous pensiez de la valeur des tests, Purhomme Jaggar, dit-il. Vous pouvez accepter ou refuser la citoyenneté à votre gré, mais, en tout cas, vous immobilisez la file. »
Furieux, mais comprenant qu’il était inutile de prolonger l’entretien avec Heimat ou avec le traître Mork, Feric se dirigea à grands pas vers le dernier fonctionnaire. L’officier, plongé dans la lecture de sa fiche, était un homme pur d’un âge plus qu’avancé, à l’air rude et bourru, arborant des cheveux et une belle barbe gris fer. Les rubans décorant sa tunique attestaient que ce n’était pas un quelconque rond-de-cuir, mais un vieux guerrier témoin des hauts faits de la Grande Guerre. Malheureusement, son attitude embarrassée et son regard insuffisamment viril révélaient qu’il était, lui aussi, prisonnier du champ de dominance. Il convenait toutefois d’encourager un homme de cette trempe à mettre en œuvre sa volonté et l’aider à briser ses chaînes.
« Et vous, monsieur, attaqua Feric, ne ressentez-vous pas un certain amollissement de votre volonté, une propension veule à vous laisser emporter par le flot des événements ? Un vieux soldat tel que vous doit certainement s’apercevoir que quelque chose cloche dans la garnison ! »
L’officier introduisit la fiche de Feric dans l’orifice d’un duplicateur complexe. « Fixez le point rouge au-dessus de l’objectif, je vous prie », dit-il.
Feric se figea automatiquement pendant une seconde, et l’officier actionna un commutateur sur le flanc de la machine. Il y eut un éclair très violent et extrêmement bref, puis un doux ronronnement jaillit des entrailles de la machine.
« Vous êtes maintenant considéré comme humain génotypiquement pur, Purhomme Feric Jaggar, récita l’officier. Dans un instant je vous remettrai votre certificat. Il doit être présenté à toute réquisition de la police, des douanes ou de l’autorité militaire. Un commerçant peut refuser votre clientèle si vous ne le présentez pas à sa demande. Vous ne pouvez pas vous marier sans lui. Est-ce clair ?
— C’est ridicule ! tonna Feric. Ne réalisez-vous pas qu’un véritable fleuve de gènes contaminés s’écoule par ce poste-frontière ?
— Comprenez-vous les conditions de la citoyenneté ? répéta obstinément l’officier.
— Évidemment je comprends ! Ne comprenez-vous pas que vous êtes sous l’influence d’un Dominateur ? »
Un court instant, l’officier fixa Feric droit dans les yeux. Celui-ci canalisa dans son regard jusqu’à la moindre parcelle de sa volonté. L’étincelle qui jaillit de ses yeux d’acier parut franchir la distance et voleter capricieusement dans les pupilles de l’officier helder.
« Sûrement… murmura celui-ci, mal à l’aise, vous devez sûrement faire erreur…»
À cet instant, une sonnerie retentit dans le duplicateur et le certificat de Feric tomba dans la hotte. À ce bruit, l’officier helder détourna les yeux de ceux de Feric, qui sentit alors que sa vigoureuse mais fragile contre-attaque psychique venait d’être réduite à néant par ce caprice du sort.
L’officier prit le certificat dans le panier et le lui tendit. « En acceptant ce certificat, Purhomme Jaggar, dit-il avec une gravité de commande, vous acceptez tous les droits et les devoirs d’un citoyen de la Grande République de Heldon et d’un homme certifié pur. Vous pourrez participer à la vie publique de Heldon, voter, prendre un emploi, servir dans les forces armées de la Grande République, quitter le territoire et y rentrer à votre convenance. Vous ne pourrez pas vous marier ni procréer sans la permission écrite du ministère de la Pureté générique sous peine de mort. Sachant cela, et de votre plein gré, acceptez-vous la citoyenneté de la Grande République de Heldon ? »
Feric contempla le certificat, rigide, doux et brillant dans sa main. Sur la surface de plastique translucide étaient gravés son nom, la date de certification, ses empreintes digitales, sa photo en couleur et la signature du docteur Heimat. Cet élégant objet était orné comme il se doit d’arabesques décoratives et de svastikas rouges et noirs qui lui conféraient une apparence pleine de distinction. Depuis des années, avant même d’avoir atteint l’âge d’homme, Feric avait rêvé du jour où ce document sacré serait son bien le plus glorieux. Aujourd’hui, son sentiment était gâché par l’atteinte portée à la rigueur des lois génétiques, rigueur sans laquelle le certificat n’était rien d’autre qu’un bout de plastique colorié sans valeur.
« Vous n’allez toute même pas refuser maintenant la citoyenneté helder ? » dit l’officier, manifestant pour la première fois un soupçon d’émotion, qui n’allait cependant pas au-delà d’un léger agacement de bureaucrate.
« J’accepte la citoyenneté », murmura Feric, rangeant avec soin le document dans l’épais portefeuille de cuir fixé à sa ceinture en peau de cheval. Et, se dirigeant à grands pas vers l’entrée du pont, il jura de se cramponner à ce privilège sacré avec plus d’opiniâtreté que ces pauvres bougres. Il laverait cet outrage un millier de fois avant d’en avoir fini avec les Doms. Un million de fois n’y suffirait même pas.
II
Une brise fraîche fit tournoyer le manteau bleu de Feric alors qu’il s’engageait sur le pont à ciel ouvert, dont le tablier supportait deux trottoirs de bois bordant une chaussée de pierre ; bois et pierre étaient patinés par le passage d’innombrables semelles de cuir et roues de latex. Ce vent agréable soufflait de Heldon, apportant aux narines de Feric les plaisants effluves de la Forêt d’Émeraude, chassant les remugles de la forteresse douanière et, partant, de la Borgravie tout entière. À puissantes enjambées, Feric se remit en route vers sa destinée dans la Grande République. Quelques paquebus le dépassèrent avec force grondements, des torrents de fumée, un fracas d’acier et des chuintements de vapeur, mais par ailleurs la circulation semblait très clairsemée, et les seuls piétons en vue le précédaient d’une centaine de mètres sur le trottoir. Aussi Feric put-il s’absorber dans sa solitude et dans la contemplation du spectacle qui s’offrait à lui.
Ce spectacle était en somme tout ce qui comptait réellement sur Terre : la Grande République de Heldon, où se jouait l’avenir de l’humanité pure, en admettant que le pur génotype humain eût un avenir. Les États frontaliers étaient relativement riches en matériau génétique, mais, comme les mutants et les métis composaient la majeure partie de leur population et détenaient le pouvoir politique (depuis la Grande Guerre et la tentative avortée de la Grande République pour desserrer leur étreinte), la probabilité de voir ces gouvernements promulguer les rigoureuses lois raciales nécessaires au relèvement de leur capital génétique au niveau du pur génotype humain était voisine de zéro. Il avait fallu à Heldon plusieurs siècles de stricte application des mêmes lois pour purifier son fonds génétique jusqu’au niveau actuel, et pourtant Heldon avait commencé avec une forte majorité d’humains génétiquement purs, à l’inverse des États frontaliers, qui grouillaient à présent de mutants et de métis de la pire espèce. Au-delà de ces États s’étendaient les cloaques intégraux d’Arbone et de Cressie, où les mutants eux-mêmes mutaient d’une génération à l’autre, et, à l’est, la vaste sentine de Zind, sous la loi des Dominateurs. Plus loin, dans toutes les directions, rien que des déserts fétides et contaminés, à taux radioactif astronomique, où ne vivaient que des choses écœurantes ressemblant à des cancers sur pattes, des mutants animaux et humains défiant toute classification. Non, Heldon était le seul bastion de l’humanité pure, et, si le monde devait un jour redevenir génétiquement pur, il fallait que ce fût par la force des armes helder.