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— Frédéric, qu’est-ce qui se passe ? Où est-ce qu’ils sont ?

Elle n’attendit pas la réponse, passa devant les deux hommes et longea le couloir, jetant un œil dans les chambres voisines. Gueules cassées, momies aux jambes prises dans des arceaux, elle connaissait la chanson. Elle avait l’impression de flotter au-dessus du sol, que son corps naviguait en pilotage automatique. Ils lui avaient peut-être injecté quelque chose, péthidine, codéine, morphine…

— Papa ? Léa ?

Une infirmière s’interposa poliment et lui bloqua le passage. Non, décidément, elle n’y comprenait rien. Lorsqu’elle se retourna, Frédéric la prit dans ses bras et la serra fort contre lui sans rien dire.

L’estomac noué, les organes en vrac, quelque chose l’empêchait de se laisser envahir par le chagrin. Ce couloir, ces chariots, ces gens estropiés, tout ce qu’on lui racontait ne pouvait pas être vrai, c’était juste un cauchemar de plus, une production atroce de son esprit dans son sommeil. Elle s’écarta de lui, retourna vers le lit dans un état second, s’assit sur le matelas et fixa Frédéric.

— Un… Un accident ? Qu’est-ce… qui s’est passé ?

Le gendarme en uniforme accompagnant Frédéric Mandrieux s’approcha. Il scruta brièvement la cicatrice circulaire sur son cou — elle attirait le regard comme un aimant — puis, gêné, la fixa.

— Je suis le brigadier Barteli. Nous avons reçu un appel à la gendarmerie de Saint-Amand à 6 h 37 ce matin. Des ouvriers qui travaillaient sur le tronçon fermé de la route D151 ont signalé un grave accident au niveau d’un virage, à trois cents mètres de la borne kilométrique 12. Je suis très vite arrivé sur place. Les pompiers et le SMUR étaient déjà présents, la brigade accident n’a pas tardé à nous rejoindre. Le véhicule, une Volvo noire immatriculée 76, avait vraisemblablement… (il marqua une pause)… percuté un arbre, avant de faire un tête-à-queue pour finir contre un autre tronc plus enfoncé dans la forêt.

Cette fois, Abigaël sentit les vannes s’ouvrir. Larmes chaudes sur ses joues meurtries. Le gendarme n’en menait pas large. Il lança un regard à Frédéric avant de poursuivre.

— On vous a retrouvée inconsciente dans les feuilles, à environ cinq mètres du véhicule. Malgré le sang sur votre visage, vous respiriez et avez immédiatement été emmenée à l’hôpital.

— Mon père… Ma fille…

Frédéric s’approcha et prit le relais. Sa voix tremblait d’émotion.

— L’information est remontée jusqu’à moi quand on a découvert le nom du chauffeur. Yves Durnan… J’ai foncé sur les lieux, Abigaël. Et… j’ai vu ce qui restait de la voiture…

Il baissa la tête, fixa ses chaussures quelques secondes, puis revint vers la jeune femme.

— As-tu le moindre souvenir de l’accident ?

— Non, non…

— La brigade accident essaie de retracer en ce moment même les circonstances du drame. Les équipes pensent que… qu’Yves a traversé le pare-brise ; son corps gisait contre un arbre. Quant à Léa, elle… (profond soupir)… avait traversé la voiture de l’arrière vers l’avant. La voiture était vieille, sans airbag. Vu l’état du véhicule, impossible que tu sois sortie toute seule après l’accident. Pour le moment, on ne comprend pas bien comment tu as pu te retrouver dehors, presque indemne.

Abigaël avait l’impression qu’il parlait en morse. Les sons résonnaient dans sa tête comme des coups de marteau.

— … Tu ne présentes aucune fracture du crâne, juste quelques éclats de verre sur le visage. Tu as eu la chance de ne percuter aucun obstacle et d’atterrir sur un sol relativement mou.

— La chance…

Abigaël se recroquevilla sur son lit et se mit à trembler très fort. Puis, brusquement, elle se redressa en titubant et voulut foncer dans le couloir mais, cette fois, le médecin ne la laissa pas faire. Face à son agressivité soudaine et ses hurlements, une infirmière arriva et lui fit une injection dans le bras. Quelques minutes après, elle ne vit plus que des formes troubles, des ombres qui passaient dans son champ de vision, des mots qu’on prononçait et qu’elle ne comprenait pas.

Léa… Papa… Morts tous les deux…

Quand elle recouvra ses esprits, les ténèbres avaient relayé la lumière. La chambre baignait dans une moiteur de jungle, alors que le givre s’accrochait à la vitre de la fenêtre. De petits pétales de glace s’ouvraient les uns à côté des autres comme des fleurs maudites. Combien de fois avait-elle émergé dans ce genre d’endroit, plus jeune, après des opérations chirurgicales interminables ? Sa mémoire ne savait plus vraiment, mais son corps, lui, se rappelait.

Frédéric se tenait assis près d’elle, les mains pendant entre ses grandes jambes écartées. Ses courts cheveux bruns, d’ordinaire si bien coiffés, partaient dans tous les sens. Il réfléchissait. Abigaël le fixa de longues secondes sans parler.

— Tout ça, c’est pas vrai, Frédéric. Dis-moi que c’est pas vrai, qu’il ne leur est rien arrivé.

Le gendarme se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il pouvait observer des cadavres, assister à des autopsies. La mort, dans toute sa crudité, ne lui faisait pas peur. Mais la détresse des gens, ce vide abyssal qui se diluait dans leurs pupilles après un drame… ça, il ne le supportait pas. Abigaël n’était plus psychologue, ce soir. Ni mère, ni fille. Mais une victime malheureuse dont le monde se réduisait à un paquet de ruines.

— Une enquête décès a été ouverte par le procureur, elle est diligentée par Pascal Palmeri, de la brigade accident de Saint-Amand. J’aimerais que tu répondes à quelques questions. Que tu… nous aides à comprendre ce qui s’est passé. C’est très important.

Elle acquiesça sans desserrer les lèvres. Le cœur brisé, à l’image de ses os.

— Donc, vous rouliez sur cette route au milieu des bois, dans une zone interdite à la circulation.

— On était en route pour le Center Parcs, on n’avait plus d’essence, papa est sorti de l’autoroute. Il voulait… je ne sais pas, gagner la première ville. Je dormais à moitié, je n’avais pas l’esprit très clair. Il y avait cette déviation, papa ne voulait pas perdre de temps.

— Alors il s’engage tout de même, malgré les panneaux d’avertissement. Il se dit qu’il pourra passer parce que c’est la nuit. Et ensuite, quoi ? Un animal ? Un autre véhicule ?

— Je ne sais plus, tout est flou. C’est pas possible, Frédéric…

Elle sombrait de nouveau. Frédéric s’approcha, il hésita, puis lui passa la main dans les cheveux. Il la retira rapidement.

— C’est important, Abigaël. Pas la moindre idée de ce qui a pu vous faire manquer le virage ?

Elle ne répondit pas, ses pensées étaient semblables à des flaques d’encre. Pleurer lui donnait mal au crâne. Cette nuit l’avait amputée des deux tiers de sa chair, de son être. Orpheline et sans enfant. Juste un point inutile, une étincelle de vie perdue entre deux mondes.

— Abigaël, écoute-moi bien. Vous étiez trois dans la voiture.

— On était trois. On est trois… Papa, Léa et moi.

— Yves, Léa et toi. Tu voyages avec un homme qui a travaillé plus de vingt-cinq ans dans les douanes, capable de s’énerver comme jamais quand un automobiliste ne met pas son clignotant, et aucun d’entre vous ne porte sa ceinture de sécurité ?

— Léa dormait, elle l’avait enlevée pour être plus à l’aise, mais on devait la lui remettre à la station-service. Je crois que… papa avait sa ceinture.

— Tu crois ou tu en es certaine ?

— Pourquoi il ne l’aurait pas mise ? C’était toujours lui qui me disait de…

Elle secoua la tête, marqua un long silence avant de poursuivre.