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Pour la première fois, Abigaël vit les yeux de son interlocuteur devenir humides.

— … Et je te laissais croire au pire. Tu étais là, en face de moi, complètement anéantie. Et tu identifiais des étrangers comme étant ton père et ta fille. Ça a été pour moi l’un des moments les plus difficiles de ma carrière, je te l’assure, mais je me disais que tu les reverrais bientôt, que vous auriez une vie heureuse, tous les trois.

Il renifla pour s’empêcher de craquer devant elle.

— Mais le plus horrible était à venir, quand, quatre mois plus tard, est arrivé le cadavre retrouvé nu dans le coffre du Kangoo…

84

— … Ce jour-là, fin mars, je n’ai pas fait le rapprochement tout de suite avec le Kangoo que Frédéric avait volé le 5 décembre. Il m’avait toujours dit avoir brûlé la voiture du côté de Tourcoing, que ton père avait emmené ta fille à l’abri en Espagne, et qu’il lui passait un coup de fil de temps en temps pour signaler que tout allait bien. Et puis, le cadavre putréfié du coffre est arrivé quatre mois après l’accident, autrement dit, une éternité. Mais deux heures avant que vous ne débarquiez cette nuit-là, mon frère m’a appelé en catastrophe : il ne fallait surtout pas signaler la présence de la broche sur le tibia. Alors, j’ai immédiatement compris que Frédéric m’avait menti et que ce corps, c’était Yves, ton père.

Abigaël se rappelait cette nuit-là : pour la première fois depuis leur cohabitation, Frédéric et elle avaient couché ensemble. Il y avait eu ensuite le coup de fil de Lemoine annonçant la découverte du cadavre dans le coffre. Elle avait dû se rendormir et, quand elle avait rejoint Frédéric dans la salle de bains, il lui avait annoncé son départ pour l’IML. Il avait dû appeler son frère dans cet intervalle de temps.

— Qu’est-ce qui s’est passé la nuit du 6 décembre ?

— Frédéric m’a tout expliqué quand il est resté seul avec moi et que vous êtes sortis avec Patrick. La nuit de l’accident, Léa et toi étiez droguées au Propydol. Frédéric attendait dans le Kangoo, les deux cadavres dans le coffre, à une centaine de mètres du virage… Tu as mis très longtemps à t’endormir, leur plan a failli capoter à cause de ça. Yves a freiné au dernier moment, à quelques mètres de l’arbre, avant que tu sombres enfin…

Abigaël vivait en temps réel ce qu’il lui racontait. Elle voyait encore le tronc grossir juste devant le capot de la voiture, alors que, en réalité, elle ne l’avait jamais percuté.

— … Ensuite, mon frère et ton père ont commencé à dérouler la partie la plus délicate de leur plan : simuler l’accident. Frédéric m’a raconté ce qui s’est passé : il fallait vous sortir de la voiture, toutes les deux, emmener Léa à l’arrière du Kangoo, la déshabiller pour vêtir le cadavre, faire de même avec les vêtements d’Yves, puis transférer les deux cadavres du Kangoo à la Volvo… Ton père avait même pensé à prendre le doudou de ta fille dans sa valise, parce qu’il savait que ce serait dur pour elle, à son réveil, quand il lui expliquerait qu’elle ne te reverrait pas avant quelques mois et qu’il faudrait changer de vie. Ce doudou, c’était votre seul lien, à toutes les deux. Un objet auquel Léa pourrait se raccrocher dans les moments difficiles.

Hermand serra les mâchoires et fixa la surface de son bureau, la tête rentrée dans les épaules.

— Ils n’ont plus surveillé Léa, ils l’ont laissée là, à l’arrière du Kangoo, parce qu’il fallait passer à la partie la plus délicate : mettre en scène l’accident. Coincer la pédale d’accélérateur de la voiture d’Yves avec la troisième vitesse enclenchée, et la laisser filer avec les deux cadavres à bord, en espérant qu’elle roule droit et frappe l’un des arbres au niveau du virage. Ce fut le cas. Les corps ont traversé le pare-brise à plus de quatre-vingts kilomètres / heure et sont allés percuter un arbre de plein fouet. Puis il fallait te déposer, toi, à côté de la voiture accidentée. Te… blesser au visage, à la poitrine, sinon ça aurait paru trop suspect.

Abigaël imagina le délire : son propre père, penché sur elle, lui tailladant le front, les joues, les lèvres avec du verre. Frédéric, la cognant à la poitrine pour provoquer des hématomes qu’on associerait au choc… Deux barbares qui peaufinaient leur macabre scénario.

— Il fallait aussi s’arranger pour que les cadavres soient méconnaissables. Tout cela leur a pris plus d’une demi-heure, ils ne pouvaient pas se permettre de commettre la moindre erreur, car ils savaient qu’il y aurait une enquête pointilleuse, des analyses, des relevés. Quand ils sont revenus au Kangoo, je te laisse imaginer. Ça a été la catastrophe, l’incompréhension. Léa et ce fameux chat en peluche avaient disparu. À la place, posée sur le plancher, il y avait la photo d’un môme enfermé dans une espèce de cachot : le petit Arthur…

Abigaël arrivait à peine à visualiser l’horreur de cette mise en scène abominable et de la situation dans laquelle s’étaient retrouvés son père et Frédéric. Ce que le médecin lui racontait dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer.

— Ton père avait vu le visage de ce môme sur le mur de ton bureau, quelques heures auparavant. Il a tout de suite compris que Léa venait d’être kidnappée sous leur nez par Freddy. Il est devenu comme fou, il voulait appeler la police pour qu’on cerne la zone au plus vite, pour qu’on retrouve sa petite-fille. Il avait laissé son téléphone portable dans le Kangoo en se changeant. Il est allé le rechercher, s’est assis à la place passager pour passer son coup de fil. Frédéric est arrivé à ses côtés et lui a dit de ne pas faire ça, parce que sinon, c’était la prison pour nous tous. À un moment donné, il a sorti son arme, il voulait juste raisonner ton père, lui faire peur. Mais il y a eu un mauvais geste, un accident, et le coup est parti. Tu peux croire ce que tu veux, Abigaël, penser que Frédéric est un monstre, mais je te jure qu’il ne me mentait pas quand il disait que c’était un accident. Il chialait comme un gosse… Tu connais la suite de l’histoire.

Oui, elle connaissait la suite. Frédéric avait défiguré son père et avait largué la voiture dans une rivière. Un prédateur prêt à aller au bout de l’horreur pour sauver sa peau.

Abigaël, psychologue criminologue censée lire dans l’esprit des gens, n’avait pu décrypter celui de l’homme qui avait partagé quatre mois de sa vie. Elle se rappelait toutes ces fois où Frédéric était venu la consoler… Les fêtes passées ensemble, elle en train de pleurer toutes les larmes de son corps, et lui qui savait que Léa se trouvait entre les griffes de Freddy. Toute cette glace qu’il ingurgitait et vomissait ensuite, comme pour se purger des horreurs enfermées dans sa tête.

Le légiste, face à elle, avait baissé les armes.

— Voilà, je t’ai tout dit. Il n’y a de toute façon plus rien qui pourrait racheter ce qu’on a fait.

— Si, fit une voix dans le dos d’Abigaël. L’oubli. L’oubli peut tout racheter.

85

Abigaël sentit tous ses muscles se raidir. Le canon d’un pistolet s’écrasa sur sa nuque. Elle voulut se retourner, mais Frédéric appuyait au point de lui faire mal. Hermand Mandrieux ne bougeait plus, lui non plus, tétanisé par la présence de son propre frère.