Un 4 × 4 ainsi qu’une petite fourgonnette — peut-être celle utilisée pour les enlèvements — dormaient le long d’une vieille grange. Des rais de lumière filtraient à travers les volets fermés de la bâtisse principale, face à elle. À droite comme à gauche, de nombreuses dépendances. Où était Frédéric ? Avait-il réussi à surprendre Freddy ? Avait-il déjà commis son massacre ?
Les enfants… Sauver les enfants… Ils pouvaient être n’importe où, mais Abigaël se rappelait les cellules indépendantes, la paille au sol, les murs en béton… Sans bruit, elle se dirigea vers un bâtiment tout en longueur, sans fenêtre, qui ressemblait à une écurie. L’épaisse porte en bois était munie d’un cadenas ouvert. Quelqu’un était donc venu récemment à l’intérieur. L’espace d’un instant, Abigaël fut traversée d’images démentes : les enfants agenouillés les uns à côté des autres, les mains liées dans le dos. Le couteau qui leur tranche la gorge. Leur sang qui coule dans les abreuvoirs. Et les gueules sombres de Frédéric et de Freddy, penchées au-dessus d’eux.
Elle ôta le cadenas le plus silencieusement possible et se faufila dans l’ouverture. Bouffée d’obscurité en pleine figure. Direction le fond du bâtiment en tâtonnant avec, pour seul guide, un infime trait de lumière lunaire au sol. Odeurs de renfermé, puis d’urine. Contre les murs, des silhouettes de fourches, de pelles, de faucilles. Ses tibias heurtèrent des ballots de paille stockés le long d’un mur.
— Il y a quelqu’un ? chuchota-t-elle. S’il vous plaît, répondez. Je vais vous sortir de là.
Elle attendit sans obtenir de réponse. Soudain, trois coups de feu successifs résonnèrent dans la nuit. Ils provenaient du corps de ferme. Abigaël perçut des froissements de paille, puis d’infimes couinements, à quelques mètres. Elle pensa à des souris prises dans un piège.
— Léa ! Léa, tu es là ? C’est moi ! C’est maman !
Cette fois, elle ne chuchotait plus. Les quelques secondes qui s’écoulèrent lui parurent une éternité.
— Maman ? C’est toi ?
Raz-de-marée d’émotion. Abigaël lutta pour rester droite sur ses jambes. Léa et Arthur criaient à présent et la suppliaient de les aider. La jeune femme se dirigea vers les voix à tâtons : du béton, du bois, du métal. Ses mains tombèrent sur un premier loquet. Elle posa la manivelle et fit basculer le lourd verrou sur le côté. Une odeur rance de nourriture lui retourna le ventre. Elle sentit alors une masse lui percuter la jambe droite et courir dans l’obscurité. Arthur.
— Sauve-toi, murmura Abigaël. Sors et cours dans le bois sans t’arrêter.
Léa n’arrêtait pas de la supplier de la libérer. Abigaël déverrouilla la porte voisine. Alice gémissait, recroquevillée dans un coin. Abigaël avança, se baissa et lui attrapa les mains.
— Faut que tu coures, Alice. Sauve-toi aussi loin que tu peux. Allez !
Mais Alice ne bougeait pas, elle restait prostrée au sol, malgré tous les efforts d’Abigaël pour l’arracher à sa prison. La jeune femme ressortit et posa ses deux mains sur le loquet voisin, comme une naufragée s’agrippe à une bouée de sauvetage. De l’autre côté de la porte, il y avait toute sa vie. Son passé, son présent et son futur.
Elle ouvrit. Sa fille, sa petite fille qu’elle croyait morte s’effondra dans ses bras. Abigaël avait l’impression de vivre le plus beau des rêves et le pire des cauchemars. Léa était à bout de forces, il fallait la soutenir. Une fois qu’elle eut extrait sa fille de la geôle, Abigaël exhorta Alice à les accompagner, en vain : l’adolescente ne voulait pas quitter son cachot. Abigaël ne pouvait pas porter les deux jeunes filles.
— Je vais revenir te chercher.
Sa fille serrée contre elle, elle fonça vers la sortie. Elles se trouvaient à quelques mètres à peine de la liberté quand une grande lumière illumina l’ensemble de l’écurie.
Une ombre noire se tenait debout devant la porte d’entrée du bâtiment, un fusil à la main. Et, sur le disque de lune en arrière-plan, se découpait une tête de renard.
87
Planté devant la porte, Freddy pointait le fusil à double coup dans la direction d’Abigaël et de Léa. Une tache pourpre marquait la manche gauche de son tee-shirt. Il avait été blessé au bras, ou à l’épaule. Il agita le canon de son arme.
— Contre le mur. Tout de suite.
Abigaël sentit les tremblements de sa fille. Elle recula de quelques pas et obtempéra. Assise dans la poussière et la paille, elle enlaça Léa pour la protéger. Freddy s’approcha à trois mètres d’elles. Il cassa son fusil, y chargea une deuxième cartouche. Puis s’assit à son tour, l’arme posée entre ses jambes et dirigée vers les filles. Il était trop loin pour qu’Abigaël puisse tenter quoi que ce soit. Si elle lui sautait dessus et, même s’il la ratait, il abattrait Léa comme un lapin.
Piégées, à sa merci.
Freddy ôta son masque et le jeta sur le côté. Abigaël n’en crut pas ses yeux. L’individu qu’ils traquaient depuis plus d’un an était Nicolas Thévenin, le garçon de morgue de l’IML. Cet homme effacé, taiseux, croisé tant et tant de fois.
— Ce fils de pute a tué mon chien.
Abigaël caressait la tête de sa fille. Cet homme avait toujours évolué dans leur environnement. Au plus près de leur enquête. Il venait probablement de tuer Frédéric d’un coup de fusil, il n’hésiterait pas à finir le travail.
— Tu ne te souviens pas de moi quand j’étais petit ?
Abigaël avait beau chercher au plus profond de sa mémoire, elle ne voyait pas.
— Non, bien sûr que non, continua Freddy avant qu’elle réponde. Je ne suis personne pour toi. 1994… Le centre du sommeil dans les Pyrénées… Le petit Jacques Lambier… Un môme qui ne dormait que deux heures par nuit… On a été voisins de chambre durant ton séjour. Ça te revient, maintenant ?
Abigaël secoua la tête.
— Je suis tellement désolée mais, non, je ne sais plus. Je ne sais plus…
— Je vais te rafraîchir la mémoire. Benjamin Willemez, le père d’Arthur, m’a mené la vie dure au foyer de la DDASS. Un type ignoble avec les jeunes. Il ne m’a pas épargné. Il n’a jamais supporté que je puisse me lever la nuit et perturber les autres. Il croyait que je cherchais à lui tenir tête, à le provoquer. Certains adultes sont tellement butés… Mais moi, je ne le faisais pas exprès. Je n’étais pas fatigué, je n’ai jamais été fatigué. La nuit, j’avais besoin de vivre, de bouger, comme en plein jour. Il m’a persécuté, puni, humilié sans cesse, avant de m’envoyer là-bas, au Val du Bel-Air, cet endroit où on était censé réparer mon sommeil.
Il considéra longuement le sang sur le bout de ses doigts, frotta son pouce contre son index, comme lorsqu’on veut faire une boule de chewing-gum.
— Un an… J’ai été le joujou de Pierre Mangeain, le directeur, pendant un an, alors que je n’aurais dû rester là-bas que trois semaines. Mais Mangeain était fasciné par mon trouble. Un môme qui ne dort presque pas et qui, pourtant, grandit normalement. Tu imagines tout ce qu’on peut gagner sur une vie, avec si peu de temps passé au lit ? Toutes ces choses qu’on peut réaliser en plus quand on ne dort pas ? J’ai découvert, il n’y a pas si longtemps, que Mangeain avait écrit un livre. Je l’ai lu. Ce salopard a toujours eu une obsession : réduire le temps de sommeil à son minimum sans perdre en facultés intellectuelles. Il a travaillé avec des épidémiologistes, des neurologues et même l’industrie pharmaceutique pour percer les secrets du sommeil. Tu savais ça ?