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— …man… Maman ? Ça va ?
Une douce odeur de café avait chassé celle du tabac froid. Abigaël ouvrit les yeux sur le visage de Léa. Sourire, chaleur. Elle se redressa et mit quelques secondes à quadriller son environnement. Elle serra sa fille dans ses bras, longtemps.
— Il était encore là ? demanda Léa.
— Oui. Dans un rêve imbriqué. Je me suis réveillée dans le lit de son appartement, alors qu’en fait, je dormais encore.
Abigaël s’enfouit dans une grosse robe de chambre en coton et se dirigea vers la fenêtre. À l’extérieur, les montagnes arrondies du Connemara et, à leurs pieds, le bleu azur d’un lac. D’instinct, elle palpa chaque petit cratère sur son avant-bras droit.
— Elles étaient à gauche, murmura-t-elle.
Léa s’approcha, elle aussi, de la fenêtre et se positionna juste à côté de sa mère.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Dans mon rêve, les brûlures de cigarette étaient à gauche. Et je ne m’en suis pas rendu compte. J’aurais dû, Léa ! J’aurais dû. Ça m’aurait évité de…
Elle porta les mains à son ventre, au niveau du foie. Léa se serrait contre elle. La jeune fille aimait regarder ces grands espaces, cette explosion de couleurs à nulle autre pareille. L’Irlande, c’était la terre de ses grands-parents, patrie des contes et des légendes. En cette fin novembre, les températures fendaient la pierre. Seul un vieux chien et son Irlandais de maître se promenaient sur la berge du lac, là-bas, au loin.
— Tout ça finira bien par s’arrêter un jour. Pour nous deux…
Abigaël l’espérait de tout cœur. Quatre mois avaient passé depuis l’affreuse nuit dans l’écurie, mais tout était encore tellement à vif. Même en fuyant loin du Nord et en essayant de se reconstruire une nouvelle vie avec Léa, Frédéric et Freddy continuaient à hanter leurs nuits à toutes les deux. Sur le territoire de l’imaginaire, les monstres demeuraient immortels.
Ce fameux soir d’horreur, le corps de Frédéric avait été découvert dans la chambre de Freddy, avec deux balles en pleine poitrine. Manque de chance pour lui, le kidnappeur avait été alerté de sa présence par une alarme silencieuse installée à l’entrée de la ferme. Quand Frédéric avait surgi, Freddy l’attendait de pied ferme.
L’enquête de gendarmerie avait éclairé les derniers points d’ombre. La « machine » avait été installée dans une remise, à quelques mètres des écuries. Dans cette ferme coupée du monde, un Horla d’un nouveau genre avait voulu boire le sommeil de quatre enfants innocents. Il y était arrivé, en partie.
Patrick Lemoine avait demandé à changer de service, une fois l’enquête bouclée. Finie, la section de recherches pour lui. Les révélations sur Frédéric l’avaient profondément meurtri, et il essayait à présent de sauver ce qu’il restait de son couple. Quant à Gisèle, elle était repartie s’enfermer sous ses combles, noyée dans ses volutes de fumée et entourée de ses têtes de carnaval, traquant sans relâche les pédophiles et autres bandits du Net. La famille Merveille 51 n’existait plus que sur le papier.
Plus tard, Abigaël et Léa allèrent marcher au bord du lac, bien couvertes, bonnets, écharpes et gants en laine. Des moutons se dispersaient comme des flocons de coton sur les pentes grises. Abigaël avait toujours aimé ces paysages hors du temps et loin des hommes. Qu’il pleuve, qu’il vente, c’était leur rituel depuis leur emménagement à un jet de pierre de Letterfrack, sur la côte ouest de l’île. L’été prochain, leur grande maison serait transformée en un bed & breakfast qui pourrait accueillir jusqu’à une dizaine de voyageurs.
Léa ne reprendrait l’école qu’en janvier. Quant aux autres enfants, Arthur, Alice, Victor… chacun essayait de se reconstruire à sa façon.
Elles progressèrent dans le silence. Ne rien dire, penser à l’avenir, se tenir la main et n’entendre que leurs pas s’enfonçer dans la végétation.
Abigaël savourait chaque minute passée avec sa fille, espérant que ces souvenirs-là éviteraient de se perdre dans les replis de son cerveau. Elle avait confiance en la science et les médecins. En ces terres celtiques, on savait aussi traiter la narcolepsie. D’ici à quelques semaines, elle suivrait un nouveau traitement sans Propydol, cette molécule qui lui ravageait la mémoire. Un jour, elle couperait elle-même la tête de ce fichu serpent d’un grand coup de sabre.
Un oiseau s’envola, juste devant elles, et alla effleurer la surface de l’eau, avant de vriller ses ailes dans un rayon de soleil. Mère et fille s’arrêtèrent pour contempler la vallée ondulante, les monts aux pentes douces, profitèrent une dernière fois de la belle lumière d’automne puis firent demi-tour. Elles voyaient le feu brûler dans l’âtre de la cheminée.
Très vite, leurs silhouettes rétrécirent puis disparurent, figeant le paysage comme dans la toute dernière image d’un rêve, cette faïence de couleurs et de tons qui persiste sur les rétines juste avant que les paupières se lèvent.
Et qu’une autre histoire commence.
Remerciements
L’écriture de ce roman a été possible grâce à l’aide de quelques personnes que je tiens à remercier. Les habitués d’abord : le Dr Gilles Tournel, le chef d’escadron Frédéric Evrard, Karim Maachi pour ses précieux conseils en termes de police scientifique, les nombreux gendarmes que j’ai pu croiser à Villeneuve-d’Ascq.
Un grand merci au Pr Christelle Charley Monaca, qui m’a accueilli à l’unité des troubles de la veille et du sommeil, et qui a répondu à mes nombreuses questions.
Mes remerciements également à Stéphane Welti, qui m’a éclairé sur cette étrange et complexe maladie qu’est la narcolepsie et m’a permis de créer la singulière Abigaël.
Merci aux équipes d’Univers Poche, qui ont encore une fois fait un travail remarquable ; à vous tous, chers lecteurs, qui me suivez, toujours plus nombreux, et à ma famille pour son soutien.
Rendez-vous l’année prochaine !