— Moi, je l’avais. J’en suis sûre.
— Tu n’aurais pas pu être éjectée du véhicule si ça avait été le cas.
Abigaël se prit la tête entre les mains et fit un douloureux effort de mémoire. Elle se rappelait cette silhouette mi-homme, mi-animal en travers de la route, son tour du véhicule pour se rendre compte que cette espèce de créature informe n’était qu’une hallucination. Mais avait-elle effectivement remis sa ceinture une fois remontée à bord ? Malgré les paquets de clous sous son crâne, elle essaya de visualiser la scène. Le bois, le froid, les phares. Léa qui dormait à l’arrière. Oui… Elle se rappelait, elle entendait encore le déclic de sa ceinture. Elle l’avait bien mise en travers de son torse, aucun doute là-dessus.
— Je suis toute cassée de l’intérieur à cause de chutes, il n’y a plus un os normal là-dedans, pire qu’un puzzle. Et là, une voiture percute un arbre, et je m’en sors sans une égratignure ? Tu me parles d’un accident dont je n’ai pas le moindre souvenir. Cette ceinture, je l’avais, j’en ai la certitude. Rien de ce qui est arrivé n’est normal. Où sont Léa et mon père ?
— À l’IML. C’est mon frère qui va les prendre en charge.
L’institut médico-légal se tenait à quelques kilomètres, pas loin de l’entrée de Lille, le long d’une bretelle d’autoroute. En quelque sorte, la seconde maison des enquêteurs de la section de recherches de Villeneuve-d’Ascq.
— J’y vais.
— Non, ce n’est pas une bonne idée. Ils sont méconnaissables et…
— Tu ne comprends pas ? Je dois les voir.
Frédéric lui posa une main sur le bras, alors qu’elle s’apprêtait à quitter la chambre malgré l’avis du médecin.
— Tu es pieds nus et en chemise de nuit. Il fait moins cinq degrés dehors. Laisse-moi au moins aller te chercher des vêtements et t’accompagner.
8
Abigaël s’immobilisa net, une fois les portes de l’institut médico-légal franchies. L’odeur de cadavre eut l’effet d’un électrochoc et lui fit réaliser qu’elle n’était pas en plein cauchemar. Parce que le temps se prolongeait, parce que les événements logiques se succédaient, implacables, pareils à des dominos chutant les uns après les autres. Parce qu’elle avait conscience de tout. Tout, absolument tout, au détail près, était cohérent.
— Alors, c’est vrai… Tout est vrai. Ils sont morts, Frédéric ?
Elle plaqua une main contre le mur, sa tête tournait.
— Tu ne tiens plus debout, on a fait une bêtise en venant ici, répliqua-t-il. On va retourner à l’hôpital. On va prendre soin de toi, d’accord ?
— Je veux les voir… Ma petite fille… Ma Léa… C’est ton frère qui s’occupe d’elle, tu m’as dit. C’est bien… C’est bien que ce soit lui.
Frédéric était conscient qu’il ne la ferait pas plier. On ne tord pas facilement une barre de fer.
— Il est dans la deuxième salle avec le responsable d’enquête. Je les ai prévenus qu’on allait passer. J’ai aussi expliqué à Palmeri ce que tu m’as raconté tout à l’heure sur les circonstances de l’accident.
Abigaël trouva le courage de se redresser et de s’avancer dans ce vieux couloir sombre et gris, sans fenêtre, pareil à un tunnel séparant deux mondes : celui de la lumière et celui des ténèbres.
Nicolas Thévenin, le garçon de morgue, les attendait avant le sas. Un type costaud d’une trentaine d’années, des lunettes à monture rectangulaire, un bouc taillé au cordeau, des yeux noirs très rapprochés. Il gérait les entrées et sorties des cadavres, répondait aux demandes des légistes. Un concierge macabre qui passait plus de temps avec les morts qu’avec les vivants. Abigaël croisait parfois ce type sans le voir, mais, cette fois, elle eut un regard pour lui, cherchant un peu d’espoir, une étincelle de bienveillance. Il avait reçu les corps de sa famille. Il les avait sans doute rangés, quelques heures plus tôt, dans des tiroirs de morgue, comme on remise une vieille paire de chaussettes au fond d’une commode. Elle cherchait du soutien mais ne lut, dans ses yeux, qu’une froideur coutumière. Cet homme avait-il un cœur ?
Thévenin ouvrit la porte.
— Le docteur Mandrieux vous attend.
Il les accompagna en silence dans la salle d’autopsie, où il faisait presque aussi froid que dehors. Ça puait la mort, la chair rance, l’intérieur d’estomac. Hermand Mandrieux était le portrait craché de son frère Frédéric, avec cinq ans de plus. Une belle ride lui barrait le front comme le souvenir d’un coup de machette. À 40 ans, il était l’un des deux médecins légistes qui exerçaient dans cet IML vétuste, aux salles d’autopsie d’un autre âge. Cette fois-là, il avait le visage chauffé à blanc, les lèvres fines comme des lames de scalpel. Deux autres individus droits comme des piquets se tenaient à ses côtés, l’adjudant Pascal Palmeri, en charge de l’enquête, et l’un de ses collègues. Avant toute chose, les hommes firent part à Abigaël de leur tristesse et de leur soutien.
Elle resta figée à l’entrée de la pièce, les bras le long du corps. Elle connaissait ces lieux morbides, elle souhaitait toujours, dans la mesure du possible, assister aux autopsies liées à ses affaires. Il lui était même arrivé de plaisanter ici, de rire, histoire de décompresser, parce que cette garce de mort ne se laissait pas facilement regarder et que, parfois, il fallait avoir les tripes bien accrochées.
Au milieu de la salle, sur des tables en acier, reposaient deux formes sous des draps bleus, une grande et une plus petite. La lampe Scialytique positionnée au-dessus laissait peu de place aux ombres, hormis dans les plis du tissu. Ce trop-plein de lumière cisaillait les rétines et avait quelque chose d’irrespectueux.
Deux pas en avant… Abigaël avait déjà assisté à une reconnaissance de corps, la dernière datant de l’année précédente. La scène imprégnait encore son esprit : elle, silencieuse dans un coin, à observer un homme qui s’avançait vers la table pour identifier sa femme retrouvée mutilée dans le canal de la Deûle. Une impression de violer son intimité par sa simple présence. Ces moments-là ne devraient pas se partager, or ce jour-là, c’était elle qui subissait. Qu’est-ce qu’elle fichait dans ce trou à cadavres ? La veille au soir, Léa choisissait encore le pantalon qu’elle allait prendre pour le Center Parcs.
Pourquoi ne lui avait-elle pas bouclé sa ceinture de sécurité ? Elle avait mis la sienne, entendu le déclic avec certitude. Pourquoi ne pas avoir été capable de protéger sa fille ?
Le légiste fit le tour de la table et vint à sa rencontre.
— Il faut que je te prévienne : le choc a été d’une extrême violence.
Sa voix se différenciait des autres jours, beaucoup moins assurée, et Abigaël l’entendit soupirer. Elle fixa les draps, là où était censée se trouver la tête de son père. Elle approcha une main vers le haut et souleva. L’horreur. Un amas sanguinolent, un relief déchiré, criblé de verre et de métal, qui la poussa à détourner les yeux. Après quelques secondes, le légiste remit le drap en place et désigna de petits tubes emballés dans des scellés, posés sur une paillasse en retrait. Certains portaient un bouchon violet : destinés à la toxicologie.
— Même si l’identification est difficile, la science les identifiera formellement. J’ai procédé à des prélèvements de cellules dans leur bouche, en présence de l’adjudant Palmeri et du brigadier Lebon, qui vont transmettre les écouvillons au laboratoire de police scientifique pour une analyse et une comparaison ADN.
— Il y avait trois valises dans le coffre du véhicule, intervint Palmeri. La vôtre, celle de votre père et celle de votre fille, je présume.
Abigaël revit Léa lui sourire, râler, la charrier. Un kaléidoscope d’images, de sons qui semblaient jaillir d’une télé grésillant au fond de son esprit.