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— Il va falloir que vous nous confirmiez rapidement que les bagages leur appartenaient. Ensuite, nous ouvrirons ces valises et récupérerons de l’ADN sur leurs brosses à dents ou à cheveux, afin de le comparer avec celui des scellés. Pardon d’être aussi procédural dans un moment pareil, mais nous devons être certains des identités.

Il sortit de sa poche un sachet avec une petite clé.

— Cette clé ouvre la valise rose avec les motifs à fleurs. On l’a trouvée dans la poche du blouson de… (Il hocha le menton vers l’autre drap.) Ces valises vont évidemment vous être restituées avec l’intégralité de leur contenu.

Autres images : Léa, mettant la clé de sa valise rose dans sa poche, après avoir rangé son chat en peluche. Le légiste l’amena à l’extrémité opposée de la première table, là où reposait le corps le plus grand, là où elle avait soulevé le drap.

Papa.

— Il portait un pantalon de flanelle gris, une ceinture Hugo Boss noire avec un écusson doré sur la boucle, détailla le légiste. Une chemise bleue, une paire de…

— Oui, oui, il portait ça, le coupa Abigaël. Cette ceinture, je la lui avais offerte il y a longtemps. Il gagnait pas des fortunes, mais il a toujours aimé les belles pièces. Il travaillait encore aux douanes à l’époque et…

Le légiste lui tendit un Zippo arborant la gravure d’une pièce d’échecs : le fou.

— Je me suis dit que t’aimerais le récupérer. Il l’avait sur lui.

Abigaël fit tourner le briquet entre ses doigts. La sensation de serrer un glaçon. Son père ne s’en séparait jamais. Il avait fait graver le fou parce qu’il était un redoutable joueur d’échecs — il ne lui avait pourtant jamais appris à jouer. Elle souleva le drap par le bas, cette fois. Un pied seulement était chaussé d’une de ces bottes en peau qu’il affectionnait tant. Son père et ses airs de justicier, droit dans ses grolles… Elle remonta jusqu’au torse, vit de nouveau les traces de piqûres sur les avant-bras meurtris et rigides. Le tissu lui donna l’impression de lui brûler les doigts, elle le relâcha, tandis que ses yeux s’embuaient.

— C’est bien lui, c’est mon père. Yves Durnan.

Dans la pièce, tout le monde voulait en finir au plus vite. Le silence, perturbé par le froissement du tissu et le ronflement de la climatisation, battait dans les tempes.

Abigaël se décala vers la seconde table et resta figée face au drap. Celui-là, elle ne se sentait pas capable de le soulever. Un geste tellement illogique, inhumain. Hermand Mandrieux vint juste à ses côtés.

— Tu veux que je le fasse ?

— S’il te plaît…

Le légiste s’exécuta. De longs cheveux blonds encadraient un faciès broyé, méconnaissable. L’empreinte en négatif d’un tronc d’arbre. Abigaël, encore une fois, ne put supporter ce maelström d’horreur. Elle tourna la tête et capta un échange de regards entre Frédéric et son frère. La pitié suintait par tous les pores de leur peau.

— Elle avait un signe distinctif sur sa cheville droite, détailla Abigaël. Un petit tatouage semi-permanent en noir et blanc, celui d’un chat. Elle voulait ça pour ses 13 ans. Je n’étais pas vraiment pour, mais ce tatouage devait disparaître d’ici à quelques semaines. Et puis, je voulais lui faire plaisir, à ma petite fille. Ses copines en avaient toutes et… elle aimait tellement les chats. Oh, mon Dieu…

Abigaël mit ses poings fermés devant sa bouche. Chaque inspiration lui déchirait la poitrine. Puis elle se dirigea vers l’autre extrémité de la table, souleva le drap en douceur, dévoilant deux jambes nues et féminines. Des jambes de gamine, blanches comme du talc. Sur la cheville droite, le tatouage du petit chat avec ses oreilles bicolores.

Abigaël sentit ses muscles la lâcher et s’effondra.

9

Deux heures plus tard, Frédéric sortit de l’hôpital Roger-Salengro et retourna voir l’adjudant Palmeri, qui fumait une cigarette light devant l’institut médico-légal. Les deux gendarmes ne se connaissaient pas, leurs brigades étant éloignées d’une trentaine de kilomètres. Courts cheveux grisonnants, petit et dynamique, Palmeri était surnommé Bip-Bip par ses collègues. Un sobriquet qu’il avait toujours détesté.

— Qu’est-ce que ça donne ?

Emmitouflé dans un gros bombers, Frédéric ôta ses gants de cuir et alluma une cigarette à son tour. La coulée de goudron au fond de sa gorge ne l’apaisa même pas. Il fumait trop, son père et son grand-père étaient morts d’un cancer des poumons, et son héritage se résumait à cette fichue clope qui lui collait aux lèvres comme la lèpre.

— Elle est dans les vapes, ils lui ont administré des calmants en attendant sa prise en charge par un psychologue.

— Une psy qui va se faire soigner par une psy… ça fait partie des questions à la con que je me pose toujours. Est-ce qu’un médecin s’ausculte lui-même, par exemple ? Ou est-ce qu’un dentiste va chez le dentiste ?

Il regarda quelques secondes le bout rougeoyant de sa cigarette.

— Une cigarette se consume bien toute seule… Enfin bref, tout ça est si triste. Fichue journée, hein ?

— L’horreur, vous voulez dire.

On approchait de 22 heures, il faisait un noir de fond de mine, le vent gonflé par les plaines du Nord piquait aux doigts et aux oreilles. Au loin, on distinguait la bretelle d’autoroute et une poignée d’entrepôts frigorifiques. Du béton, de la tôle, de la viande froide, partout. Un endroit sans âme, déprimant. Approprié, finalement.

Palmeri souffla sa fumée par le nez.

— Elle a beau être psy, elle va avoir beaucoup de mal à s’en remettre. Dans ces moments-là, on n’est plus rien. Elle a de la famille pour la soutenir ?

— Personne. Sa mère est décédée il y a longtemps, elle est fille unique.

Palmeri observa les volutes grises se disperser dans l’air.

— J’en ai vu à la pelle, des accidents, les traumatismes des survivants sont parmi les plus difficiles à traiter.

— Le syndrome du survivant… On se sent coupable d’exister, on revit les dernières heures, les dernières minutes, encore et encore, en essayant d’élaborer des scénarios qui auraient permis d’éviter le drame. « Si on était partis deux minutes plus tard… », « S’il n’avait pas plu ce jour-là… », « Si j’avais changé ce fichu clignotant », ou « Si on n’était pas passés par cette putain de route en travaux ».

Frédéric pensait déjà aux jours à venir. De véritables jalons d’horreur. Qu’allait devenir Abigaël, seule chez elle ? Et puis Noël arrivait dans trois semaines. Moment de joie et de partage dans la plupart des familles.

— Abigaël n’est pas juste une collègue de travail. Elle est la fille d’un homme qui, un jour, m’a sauvé la vie.

— Yves Durnan… Un ancien douanier, c’est ça ?

— Il bossait à la DOD, oui, la direction des opérations douanières. Spécialisé dans le trafic de drogue. Un gars de terrain qui a participé à de beaux coups. Vous savez, ces cartels ultraviolents qui touchent de plus en plus la France… Je pense qu’il était usé, il a tout lâché il y a deux ans. Il ne me l’a jamais dit, mais il devait avoir pas mal d’argent de côté. On n’arrête pas comme ça à deux ans de la retraite.

— Les fameuses saisies douanières… Voiture, mobilier, cash planqué sous le matelas… Et comment il vous a sauvé la vie ?

Frédéric s’en souvenait comme si c’était hier. Douze ans plus tôt, les services de la DOD avaient sollicité une équipe de deux gendarmes pour une simple visite à domicile, à une dizaine de kilomètres du port de Dunkerque. Les douaniers soupçonnaient un type du nom de Chambert de cultiver du cannabis chez lui et d’en refourguer sur une aire d’autoroute de l’A25, rien de bien méchant. Il s’agissait d’une intervention de routine dans une vieille ferme. Frédéric bossait alors à la petite brigade de proximité de Worhmout, un bled à une soixantaine de kilomètres de Lille. De l’action au rabais. Ses premières armes. Rencontre entre la force et l’expérience dans le narcotrafic d’un côté, et le jeune gendarme qui débute de l’autre.