— Je ne suis même pas sûr que tu aies des sentiments pour moi. Parfois, je me demande si tu ne restes pas auprès de moi juste pour me remercier de t’avoir soutenue et arrachée à ta bouteille de vodka.
— Ne dis pas ça. Je ressens des choses.
— Des choses ? C’est quoi, des choses ?
— Tu sais que c’est très compliqué avec ce qui s’est passé. Il faut du temps. Et tu fais preuve d’une patience extraordinaire. T’es vraiment quelqu’un de bien, Fred. Tout ça va se débloquer bientôt, j’en suis sûre.
— En tout cas, je vais prendre un rendez-vous en urgence chez ta neurologue. Faut que tu passes des examens approfondis pour qu’on comprenne ce qui t’arrive et pourquoi tu en viens à te piquer partout avec des aiguilles à cause de tes problèmes de sommeil. Et cette fois, je t’accompagnerai.
— Ce n’est pas nécessaire, je te promets. Et tu sais, je me suis toujours débrouillée seule.
— Mon père aussi, il disait ça. Il n’a jamais voulu qu’on l’aide, ni passer d’examens. Pas nos affaires, qu’il marmonnait toujours en mâchouillant ses caramels mous. On a dû le traîner à l’hôpital et, quand on a eu les premiers résultats, le crabe avait tellement pondu dans ses poumons qu’il n’y avait plus de place pour une seule cellule saine.
Il fit rouler une cigarette entre ses doigts, l’observa quelques secondes, la rempocha.
— Je ne veux plus que tu me tiennes en dehors de tout ça. Cette maladie, elle est une partie de toi. Elle fait que tu es notre Tsé-Tsé, une sacrée bonne psychologue qu’on apprécie tous, et plus particulièrement moi.
Elle lui sourit.
— Oui, je sais, je n’ai pas grand-chose pour plaire, poursuivit-il. Je passe mes journées dans la merde des gens, je mange dans les casseroles, j’avale des kilos de glace au caramel que je vais vomir dans les toilettes, parce que ça me fait du bien. Je n’écoute pas d’opéra, je ne vais pas au théâtre ni dans les musées et, avec les femmes, on ne peut pas dire que je sois le plus doué de ma génération. Mais je suis amoureux. Et je veux juste comprendre ce qui t’arrive. Capisce ?
Il ouvrit grands ses yeux de chat. Abigaël succomba.
— Capisce.
12
Ils burent leurs cafés dans la bonne humeur. Mais Abigaël en revint à ses cauchemars, notamment celui de la veille. La ronde des enfants dans la chambre… Cendrillon cachée sous le lit… Cette phrase écrite dans son cahier de rêves : Puella sine ore vobis salutem dat…
— Comment tu expliques ce qui s’est passé hier matin ? demanda-t-elle.
Elle lui montra la séquence de lettres notée sur le cahier.
— « La petite fille sans visage vous salue. » Lettre pour lettre, l’énigme écrite par Freddy sur le corps de Victor il y a deux mois.
Frédéric avait l’air contrarié, à présent. Il revoyait les images du môme rescapé, amaigri, retrouvé deux mois plus tôt, errant au bord de la route, avec ces étranges tatouages sur tout le corps.
— Ce sont juste des rêves qui sont de plus en plus nombreux et envahissants, je n’ai pas d’explication.
— Je rêve depuis deux mois d’une petite fille sans visage, Fred, au point que je pense à elle toute la journée. La première fois, elle est apparue dans un tiroir du congélateur et a essayé de me noyer. Puis elle s’est cachée partout, sous le lit, dans les placards…
Abigaël tira une photo de sa collection de cauchemars. On y voyait, dans des tons sépia, une fille aux longs cheveux blonds avec un sac en toile sur la tête à l’extrémité nouée autour de son cou. Des veines bleutées dévoraient son corps et affleuraient à la surface de sa peau. Elle se tenait au milieu des flammes, bras écartés, comme crucifiée, mais ne brûlait pas. Abigaël caressa le visage masqué.
— Elle a peur, est agressive et ne se trouve jamais bien loin des trois autres gamins kidnappés… Elle revient presque chaque fois, dans chaque cauchemar, elle ne me lâche plus. Elle était encore là cette nuit, elle tenait une BD de mon père, tu sais, XIII ? Comment Freddy peut-il parler de cette petite fille sans visage ? On dirait que… je sais pas, qu’il est entré dans mes rêves. Comment il peut savoir ?
— Il ne peut pas savoir parce qu’il est humain. Il est fait de chair et d’os, comme toi et moi.
Abigaël posa la photo sur le bureau et lui tendit un papier.
— Dans le rêve, cette petite fille m’a donné un code à déchiffrer, on dirait. Regarde.
Fred lut. 10-15-19-8.
— Abi… Freud et compagnie, c’est pas vraiment mon truc mais, comme tout le monde, je me suis coltiné l’Interprétation des rêves au lycée, le truc à te dégoûter de l’école, soit dit au passage. Et je crois que si tes rêves ont fabriqué la petite fille sans visage, c’est parce qu’on sait qu’il y a quatre enfants kidnappés, mais seulement trois identifiés. Ton esprit est obsédé par l’affaire Freddy, tu y as, comme nous tous, passé des jours et des nuits, à scruter chaque indice, chaque détail, à faire des hypothèses… Ton cerveau a simplement matérialisé ce quatrième enfant anonyme, Cendrillon, sans lui donner de visage. J’ai bon, mademoiselle la psy ?
Elle scruta ses grands yeux noirs, tandis qu’il hochait la tête vers la photo.
— C’est cette môme aux cheveux blonds qui continue à venir te hanter dans tes rêves, malgré le temps qui passe. Tout ça est finalement assez logique. Et le fait que Freddy ait écrit cette phrase sur le corps de Victor, eh bien… je n’en sais rien.
— J’ai le sentiment que quelque chose, au fond de moi, est en train de mener l’enquête depuis que j’ai arrêté de travailler avec vous. Peut-être que la petite fille sans visage finira par en avoir un ? Peut-être qu’on découvrira enfin qui est Cendrillon ?
— On ne l’a jamais identifiée. Ces tatouages, ça prouve seulement que Freddy s’amuse avec nous, qu’il veut monopoliser nos forces, nos ressources pour rien. Ce n’est qu’un de ses fichus tours de passe-passe de plus. Ce salopard nous fait perdre notre temps.
Frédéric alla fumer à la fenêtre, pensif. À son arrivée à la section de recherches, il avait rêvé de ce genre d’affaire, lui, le petit gendarme de campagne, fils, petit-fils de marins-pêcheurs (et ça aurait sans doute été son destin, reprendre la barre du Bartavelle, si son père n’était pas mort). Des journées qui se résumaient à courser des scooters ou interpeller des alcooliques. À présent, il se rendait compte à quel point ses rêves étaient loin de la réalité. L’affaire Freddy, ça revenait à aller chaque jour au bureau, la gueule en berne, affronter le vide sidéral du dossier.
Derrière lui, Abigaël manipulait la montre cassée lors de l’accident.
— Tu vas faire remonter l’info à Lemoine sur la résolution des tatouages ?
— C’est déjà fait. Ses yeux sont sortis de ses orbites quand je lui ai expliqué la façon dont tu avais résolu le truc : par un rêve. Mais une fois la surprise passée, c’est vite retombé. On s’attendait à tellement plus… « La petite fille sans visage vous salue… » En l’état, ça ne nous apprend rien. Ni sur les motivations de Freddy ni sur l’endroit où il retient les trois enfants. Encore une piste qui tombe à l’eau.
Abigaël se concentra de nouveau sur son cahier, y nota la suite de ses rêves imbriqués avec la plus grande attention, consignant chaque détail. Frédéric s’apprêtait à se rendre au travail lorsqu’elle releva la tête de ses quatre pages de notes. Il piocha un paquet de Marlboro dans une cartouche posée juste à côté de l’ordinateur et embrassa Abigaël brièvement.
— Pas de bêtise avec les aiguilles, d’accord ?