— Je crois que je vais essayer de rouvrir un cabinet de consultation à Lille. J’ai besoin de sortir d’ici, de voir des gens, de m’investir dans quelque chose, ou je vais devenir dingue.
— C’est une bonne idée, si tu t’en sens capable, mais prends ton temps pour bien réfléchir, d’accord ? Les blessures sont encore fraîches. Bon, j’y vais, et je m’occupe du rendez-vous avec la neurologue.
Une fois seule, Abigaël fixa longuement son cahier de rêves, cette mise à plat de son inconscient, de ce foisonnement d’images et de scénarios qu’elle vivait une fois endormie. Quels secrets cachait son sommeil ? Que cherchait à lui raconter son esprit à travers ses rêves ?
Elle sortit les cinq autres cahiers de rêves du tiroir. Ils étaient numérotés, comprenaient des morceaux de vie, des éclats du passé, mais surtout des centaines de pages de récits, tous plus fous et illogiques les uns que les autres. Ces cahiers étaient peut-être une clé qui lui permettrait de comprendre tous les points noirs de son existence, des six derniers mois. Son père et ses mensonges… L’accident… L’enquête des disparus et les événements étranges qui l’accompagnaient…
Abigaël ouvrit son logiciel de retouche d’images, un navigateur avec une banque de photos, et se mit au travail. Elle allait matérialiser son dernier cauchemar : la petite fille sans visage, assise dans une rue étroite, la BD XIII sur les genoux… Le croquemitaine aux membres cassés et aux articulations rivetées à sa poursuite. Elle pensa qu’il faudrait faire apparaître le code donné par la fillette : 10-15-19-8. Qu’est-ce qu’il pouvait bien signifier ? Une idée lui vint alors : remplacer le nombre par la lettre correspondante de l’alphabet : A=1, B=2…
Elle décrypta J-O-S-H. Josh. Un prénom masculin. Qui était-ce ? Quelqu’un de son passé ? Du collège ou du lycée ? Une connaissance de son père ? Elle avait peut-être connu un Josh dans sa jeunesse, mais avec sa mémoire qui flanchait…
Elle ajouterait donc JOSH à la représentation de son cauchemar.
Deux heures plus tard, elle abandonna son travail et se rendit dans la salle de bains. Ça sentait l’eau de Cologne Farina dont Frédéric s’aspergeait les joues — il se rasait encore à l’ancienne, avec un coupe-choux à la châsse en ivoire, gravé des initiales FM, Frank Mandrieux, son père. La porte de l’armoire à pharmacie était entrouverte, on y voyait les petits flacons de Propydol, ce médicament qui sauvait Abigaël autant qu’il la détruisait. Elle fronça les sourcils : avait-elle encore oublié de la refermer ? Une fois poussée, la porte se rouvrit toute seule : elle fermait mal. Abigaël força et tourna le petit loquet pour la bloquer.
Elle contempla son visage de craie dans le miroir, passa ses doigts dans ses longs cheveux noirs jamais coupés depuis l’accident. Pointes abîmées et sèches. C’était dans ce genre de détails — une ridule en plus au coin de l’œil, une infime tache brune sur le dos de la main — que le temps creusait sa route perverse. Quand j’aurai 18 ans, tu seras vieille, maman. Léa aimait la taquiner ainsi. Abigaël entendait encore si distinctement le son de sa voix. Sa fille n’aurait jamais 18 ans.
Tandis que l’eau de la douche coulait, elle ôta sa robe de chambre et sa nuisette. Le serpent narcolepsie l’avait mordue de part en part, transformant son corps en spectacle morbide, une foire aux cicatrices, surtout au niveau des articulations. Un freaks des temps modernes. Frédéric n’avait jamais posé de questions, il l’avait accueillie telle qu’elle était, avec le même respect qu’on peut avoir en foulant pour la première fois une terre inconnue.
Avant d’entrer dans la douche, elle vit, avec le jeu de miroirs créé par celui fixé au mur et celui de l’armoire à pharmacie, une grosse tache violacée sur son omoplate droite.
Exactement là où, dans son rêve, le croquemitaine l’avait frappée.
13
— Ça y est, elle est en train de s’endormir.
Frédéric se tenait aux côtés d’Aude Denis, la neurologue qui suivait Abigaël depuis quelques mois. Une fois informée pour les piqûres d’aiguille, la spécialiste lui avait donné un rendez-vous en urgence et demandé de se rendre non pas au centre du sommeil où elle consultait d’ordinaire mais, ici, dans l’unité de neurologie de l’hôpital Roger-Salengro.
De l’autre côté de la vitre, Abigaël était allongée dans un scanner TEP, une grosse machine cylindrique bourrée de technologie. La jeune femme serrait dans son poing un capteur. Depuis quelques secondes, la pression sur ce dernier diminuait, ce qui montrait qu’elle s’endormait.
Aude Denis jeta un coup d’œil aux écrans qui affichaient sous différentes coupes et en temps réel les activités du cerveau d’Abigaël. Puis elle opéra les derniers ajustements. Frédéric fixait sur un moniteur le visage de sa compagne qu’une caméra filmait.
— Hier, elle m’a appelé au travail toute paniquée, en me parlant d’un bleu sur l’omoplate droite. C’était vrai, j’ai vu cet hématome quand je suis rentré. D’après elle, ce bleu proviendrait de ses rêves. Elle a été frappée exactement au même endroit par un personnage imaginaire, un croquemitaine, alors qu’elle dormait.
Il lui tendit la création en cours d’Abigaël, imprimée le matin même.
— Ce n’est pas tout à fait terminé, mais elle travaille sur cette horrible scène depuis hier matin.
— Elle m’a déjà montré ses créations. C’est très sombre, mais elle est douée.
Il pointa le personnage aux membres désarticulés, lardés de corps étrangers, qui tenait sa grande faux.
— C’est lui qui l’a frappée dans le rêve. Quand elle s’est réveillée, toujours selon elle, le coup était là. Comme si le rêve avait réellement eu un impact physique. Vous avez déjà rencontré ce genre de cas ?
Aude Denis considéra longuement la photographie, puis prit quelques notes sur un cahier. Derrière elle, le tracé de l’électroencéphalogramme s’excitait.
— Des espèces de stigmates, des blessures qui apparaîtraient spontanément, vous voulez dire… ? Jamais. Elle aurait pu se faire ça toute seule ?
— Compte tenu de l’emplacement, ça me semble difficile. Et puis, elle s’en serait souvenue, non ? Vu la taille de l’hématome, ça a dû lui faire un mal de chien.
La neurologue resta dubitative.
— Désolée, je n’ai pas d’explications scientifiques.
Elle finit par désigner le visage d’Abigaël sur l’écran.
— Voilà, elle dort. Regardez ses yeux, ils bougent très rapidement sous ses paupières. Ce sont des REM, des mouvements oculaires rapides, qui n’interviennent que durant le sommeil paradoxal.
— J’ai déjà vu ça. C’est très impressionnant.
Aude Denis était une femme de petite taille, avec de fins sourcils arqués et un faciès tout en rides. Frédéric ne sut pourquoi, mais il pensa à Lucy, l’australopithèque.
— Vous n’êtes jamais venu à un rendez-vous au centre. Elle refuse de vous parler de sa maladie, je présume ?
— Elle est très pudique là-dessus. Quand elle travaillait en tant qu’experte à la gendarmerie, elle ne parlait jamais de ses problèmes à personne. Il y avait bien ses siestes pendant les réunions, elle allait dormir quelques minutes, puis elle revenait comme si de rien n’était. Certains de mes collègues prenaient ça à la rigolade, ils pensaient que ce n’était qu’une sorte de simulation, un truc de psy.
— La narcolepsie est une maladie que les gens ont beaucoup de mal à comprendre. Six mois après, comment surmonte-t-elle l’épreuve de l’accident ?
— Il y a des hauts et des bas. Parfois, elle a les idées très noires, un comportement borderline, genre, j’ai envie de sauter par la fenêtre et, d’autres fois, ça va beaucoup mieux. Vous savez sûrement qu’elle a tout plaqué, mais elle envisage de rouvrir un cabinet. Et elle va le faire très vite, j’en suis certain. Parce que, quand elle a une idée en tête…