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Il désigna l’écran du menton.

— Alors comme ça, elle est déjà en train de rêver… ?

— Oui. C’est l’une des caractéristiques principales de son trouble. Vous devez savoir qu’il y a différentes étapes du sommeil : somnolence, lent léger, lent profond, profond, puis paradoxal, qui intervient en fin de cycle, environ une heure et demie après l’endormissement… Mais chez Abigaël, malgré le traitement, quelques endormissements irrésistibles surviennent n’importe quand dans la journée et la plongent aussitôt en sommeil paradoxal. Elle se met alors à rêver, à peine après avoir fermé les yeux.

La spécialiste considéra les différents moniteurs qui représentaient des plans animés du cerveau d’Abigaël. Un feu d’artifice coloré y explosait. Aude Denis pointa un doigt sur l’un des moniteurs.

— Les zones liées aux stimuli extérieurs et au décodage des scènes visuelles complexes sont hyperactives. L’amygdale et l’hippocampe lui procurent en ce moment même des émotions très fortes.

Toutes les courbes s’excitaient. Frédéric regardait les mouvements de l’électroencéphalogramme grandir et se resserrer, comme si l’appareil de mesure devenait fou. Les yeux d’Abigaël roulaient sous leurs paupières à une vitesse folle.

— Ce n’est pas normal, tout ça, docteur. Qu’est-ce qui se passe ?

— Elle vit son rêve à plein régime. Différentes zones de son cerveau communiquent entre elles, il y a des échanges intenses qui, chez vous comme chez moi, n’existent pas. Tout se passe comme si elle était éveillée. Elle rêve mais, en ce qui la concerne, c’est la réalité, et de façon beaucoup plus forte que pour n’importe lequel d’entre nous. Dans les rêves, trop instables, on ne peut jamais lire ou écrire, les décors changent sans cesse. Mais Abigaël, elle, m’a déjà dit qu’elle y parvenait. Dans ses rêves, elle appuie sur un interrupteur, et la lumière s’allume, contrairement à vos rêves et aux miens. De plus, d’après ce que je vois ici, elle semble capable de juger, de réfléchir, d’analyser.

— Alors, c’est pour cette raison qu’elle se pique avec des aiguilles ? Pour être certaine de ne pas rêver ?

— Oui. Pour essayer de différencier rêve et réalité. Il faut vraiment tenter d’imaginer ce qu’elle vit : si vous étiez à sa place, notre discussion, tous ces examens, toutes ces machines pourraient être le fruit de votre imagination. Et vous vous réveilleriez dans votre lit, dans quelques minutes, avec l’impression que tout ceci était vrai.

Frédéric posa une main à plat sur la vitre. Abigaël se tenait juste là, à quelques mètres, mais son esprit voguait peut-être à des milliers de kilomètres.

— C’est terrible.

— Ça l’est d’autant plus que ses rêves sont rarement agréables. Tout la ramène à sa propre histoire, à l’accident, à ses phobies, notamment à sa peur panique de se noyer, à votre affaire de kidnapping.

— Et puisque c’est tellement intense, un coup porté sur elle dans son rêve ne pourrait-il pas avoir une réelle répercussion sur son physique ? Je suis bien le dernier à croire à ce genre de choses, mais j’ai déjà entendu que l’esprit pouvait agir sur le corps.

— Vous en revenez à cette histoire d’hématome… Bien sûr, il se produit un tas d’échanges neurophysiologiques durant les rêves, le corps réagit en conséquence : suées, chair de poule. Mais pas au point de provoquer de telles lésions.

— Et pourtant, le coup est bel et bien là… Comment on peut enrayer ce mal qu’elle se fait avec les aiguilles ?

— Êtes-vous sûr qu’Abigaël prend correctement son traitement ? Son Propydol, notamment ? Cinq gouttes vers 22 heures, puis une autre prise dans la nuit lorsqu’elle se réveille. De mauvais dosages pourraient la déstabiliser à ce point, amplifier la force de ses rêves…

— Il me semble, oui. Elle fait toujours ça dans la salle de bains. Ses médicaments, c’est son territoire secret et je ne me suis jamais vraiment posé la question. Ça fait tellement d’années qu’elle ingurgite toutes ces substances qui lui détruisent la mémoire.

La neurologue soupira.

— Le Propydol est malheureusement la seule molécule capable de lui offrir une vie normale. Sans ce traitement, elle…

— Je sais, trancha Frédéric. J’ai vu ses cicatrices, j’ai senti les plaques sous sa peau. C’est ou perdre la mémoire, ou ne plus pouvoir sortir de chez elle parce qu’elle tombe en cataplexie n’importe où, toutes les deux heures. L’autre jour, ça lui est arrivé dans la cuisine, je l’ai rattrapée de justesse. Sans ça, elle se serait fracassée sur le carrelage.

Le tracé de l’encéphalogramme retrouva soudain une cadence moindre. Treize minutes après l’endormissement, Abigaël sortit de sa somnolence diurne et ouvrit les yeux. Elle respira fort et regarda autour. La spécialiste appuya sur un bouton.

— Tout va bien, Abigaël. C’est le docteur Denis. Vous êtes à l’intérieur d’un scanner dans l’unité de neurologie, vous vous rappelez ?

— Euh… oui…

— Un technicien va venir, ne bougez pas.

Aude Denis coupa le son. Elle mit les mains dans son dos et regarda sa patiente sortir du scanner.

— Je vais analyser toutes ces données, mais ces piqûres avec des aiguilles m’inquiètent. Elles sont quand même nombreuses. Et puis, il y a cette histoire d’hématome, à présent…

De nouveau, elle considéra le cliché de la scène cauchemardesque.

— Comme si ses rêves prenaient de plus en plus le pas sur sa vie réelle. Si ces signes empirent, nous essaierons de trouver une solution pour éviter qu’Abigaël ne finisse par se faire vraiment mal.

— Par « solution », vous entendez…

— … la psychiatrie.

14

Tandis qu’un agent immobilier faisait visiter sa maison d’Hellemmes à un acheteur potentiel, Abigaël s’était enfermée dans la chambre de Léa. Elle n’y était venue qu’une fois en deux mois : quelques jours seulement après être sortie de l’institut médico-légal. Frédéric l’avait aidée à choisir les vêtements de la fillette pour la crémation.

Après l’accident, elle avait pu compter sur Frédéric à maintes reprises. Y compris durant la période délicate des fêtes de fin d’année. Il avait reporté les agapes avec les collègues ou sa mère afin d’être à ses côtés. Noël, Nouvel An à s’enterrer dans ses regrets, à maudire le monde et à se sentir responsable. Sans son aide et son appui, tout aurait été bien pire aujourd’hui. Si tant est que pire existe.

Deux mois pendant lesquels Abigaël avait tout lâché. Son métier, ses relations, ses sorties. Quand Frédéric n’avait pas été là — c’est-à-dire souvent —, elle avait pris sa voiture et roulé sur des routes désertes, à défier la mort, la tristesse de l’opéra Rinaldo à fond dans les haut-parleurs. Elle se terrait aussi dans son bureau sans fenêtre, à déformer des visages, à déchirer des chairs, à fusionner ADN, végétation et acier sur son écran d’ordinateur, à fracasser des bagnoles virtuelles contre des arbres, le tout imprimé en grand format, puis elle laissait sa tête tomber sur le clavier, comme ça, en cataplexie, et se gavait de Propydol, d’alcool, mélangés à toutes sortes de pilules colorées. Elle vivait et revivait la scène d’ouverture d’Apocalypse Now — pourquoi celle-là, elle l’ignorait — où Martin Sheen, enfermé dans sa chambre de Saïgon, est dévoré par les démons, tournant sur lui-même dans un drôle de ballet hypnotique. La démence à l’état pur. Abigaël s’était vraiment vue faire la même chose, dans la même moiteur, au milieu de sa chambre, et ça n’était pas un rêve. Elle avait touché du bout du doigt la queue fourchue de la folie.