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Ses collègues se regardèrent sans comprendre. Abigaël ne quittait plus le cliché des yeux.

— Les techniciens se sont servis de l’horloge du tableau de bord pour définir l’heure de l’accident, 3 h 51. Mais elle avançait. J’avais une montre à mon poignet. On me l’a enlevée à l’hôpital, et je l’ai récupérée en sortant. 3 h 43, c’était exactement l’heure qu’elle indiquait. L’heure où elle a été brisée.

19

Il y eut un silence de veillée funèbre après l’annonce d’Abigaël. Gisèle s’était arrêtée de taper à l’ordinateur. Patrick vint s’asseoir à côté de Frédéric. Tous se tenaient désormais autour de la table. Le ronron des chauffages, l’intestin d’acier de la Veuve folie, résonnait dans la salle. La vieille célibataire voulait être de la fête.

Doucement, une pluie mêlée à de la glace se mit à crépiter contre l’unique vitre grillagée de la pièce. Avec la découverte du nouvel épouvantail, Patrick savait qu’il allait probablement passer la nuit avec la Veuve, et ça ne le réjouissait pas du tout. Depuis un an, il n’avait assisté à aucune réunion de parents d’élèves, n’avait jamais déposé ses fils au lycée, ne partageait presque plus de soirées avec sa femme.

Et il n’arrivait toujours pas à retrouver ces fichus mômes.

C’est lui qui brisa le silence.

— Réfléchissons. Cette inscription nous prouve que Freddy sait que l’accident a eu lieu à 3 h 43, heure indiquée sur ta montre brisée. À ce stade, je ne vois que deux hypothèses. La première : il a eu un accès à ta montre entre l’accident et le moment où tu l’as récupérée à l’hôpital.

Il feuilletait rapidement la copie du rapport d’accident envoyé par Palmeri quelques heures plus tôt, à sa demande.

— Ça implique cinq ouvriers, les types du SMUR, peut-être des gendarmes de Saint-Amand et tous ceux qui se sont occupés de toi à l’hôpital. Comme ça, à vue de nez, entre vingt et trente personnes.

— S’il faisait partie de ces hommes, non seulement ça aurait été un énorme hasard, mais en plus, ça aurait été prendre un trop gros risque pour lui de nous laisser cette inscription, fit remarquer Frédéric. Il sait qu’on va enquêter.

— On connaît sa prudence, ajouta Gisèle.

Patrick approuvait, mais il ne pouvait pas mettre cette piste de côté.

— On va interroger chacun d’entre eux, même si je pencherais pour l’option deux : Freddy était présent dans le coin au moment du drame, le 6 décembre 2014, à 3 h 43. Et l’œil gravé est là pour nous le signifier : il a vu ce qui s’est passé la nuit de l’accident.

Des hypothèses toutes plus horribles les unes que les autres traçaient leur chemin dans la tête d’Abigaël. Elle pensait à sa découverte avec les valises, à la disparition des objets : le chat, le pantalon. Et puis sa position, à côté de la voiture, sans grosses blessures hormis quelques lacérations au visage.

— Ce n’est pas le fait qu’il soit sur place cette nuit-là et qu’il y ait un accident au même endroit qui constitue le gros du hasard, poursuivit Patrick. Je veux dire, ça peut tout à fait arriver. Mais c’est surtout le fait qu’Abigaël soit justement l’une des personnes impliquées dans cette affaire.

— Et pourtant, je vois mal comment on peut l’expliquer autrement que par le fruit du hasard, fit Gisèle entre deux bouchées. La présence du véhicule du père d’Abigaël à cet endroit résultait d’un concours de circonstances malheureux. Il s’est bien retrouvé là de peur d’être à sec d’essence, non ?

Abigaël acquiesça.

— Le voyant clignotait. Il n’aurait pas pu rouler trente kilomètres de plus.

— Si la panne était prévisible, l’accident, lui, ne l’était pas, poursuivit Gisèle.

Elle posa sa cuillère et se dirigea vers une carte de France, où se trouvaient trois croix accompagnées de date et de prénoms. Elle les pointa successivement avec son stylo.

— Alice, disparue en mars 2014. On retrouve son épouvantail en juin 2014, soit trois mois plus tard. On découvre ensuite l’épouvantail de Victor également trois mois après son enlèvement, à quelques jours près. Maintenant rappelez-vous : Arthur, notre tout dernier disparu, n’a plus donné signe de vie depuis le 5 septembre 2014. Et qu’est-ce qu’on fait, trois mois plus tard, c’est-à-dire depuis début décembre ?

— On attend que Freddy suive sa logique et se manifeste, répliqua Frédéric. On scrute les avis de disparition, on cherche une nouvelle scène macabre dans les bois…

— … qu’il nous livre seulement aujourd’hui, le 6 février, donc avec deux mois de retard. Quelque chose l’a perturbé dans son mode opératoire. Abigaël nous a démontré combien ces types-là sont rigides, que Freddy suit un schéma parfaitement établi, un plan. Pourquoi il serait passé de trois à cinq mois ? Et si, par le plus grand des hasards, il avait décidé de déposer l’épouvantail d’Arthur cette nuit du 6 décembre, le long de la D151, mais que l’accident l’ait déstabilisé ?

Patrick était cent pour cent raccord.

— La route était en travaux depuis des jours, il savait qu’il ne serait pas dérangé, ajouta-t-il. Il planque sa voiture quelque part dans le bois, commence à agir, à préparer l’installation de son épouvantail, sauf qu’il y a le drame… ça a dû faire un fracas effroyable. Freddy prend peur et disparaît. Se met en veille, et revient deux mois plus tard faire le travail.

Le chef avait les yeux d’un noir si profond qu’on peinait à distinguer ses iris de ses pupilles. Pire que de regarder au fond d’un puits. La plupart du temps, ça mettait mal à l’aise les gens qui le fixaient. Pourtant, Abigaël ne le lâcha pas du regard.

— Il n’a pas pris peur. Bien au contraire, il s’est attardé sur les lieux.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Il s’est passé trois heures entre l’accident et l’arrivée des secours. Trois heures durant lesquelles j’étais inconsciente, couchée dans les feuilles. Des affaires ont disparu de la valise de Léa. Au moins un pantalon et son chat en peluche noir.

Frédéric la considéra avec surprise.

— J’étais là à l’autopsie, fit-il. Palmeri a dit que la valise était fermée et que la clé était dans la poche de Léa.

— Je sais. Mais je suis certaine de ce que je dis.

— Certaine comme pour les ceintures de sécurité ? intervint Patrick Lemoine.

Abigaël le fixa avec dureté. Alors voilà ce qu’ils pensaient d’elle ? Qu’elle fabulait ? Lemoine se rendit compte de sa bévue et rectifia le tir :

— Excuse-moi Abigaël, mais j’essaie juste d’être objectif. Si ce que tu racontes est vrai, ça voudrait dire que Freddy aurait récupéré la clé dans la poche de Léa, ouvert sa valise dans le coffre, pris quelques affaires, refermé la valise et remis la clé à sa place. Le tout alors que la voiture venait de s’encastrer dans un arbre et que des cadavres gisaient au sol.

— Je sais ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu. On s’apprêtait à partir. Ma fille a mis son chat et un pantalon à carreaux dans sa valise.

— Pourquoi Freddy aurait fait une chose pareille ? Ça n’a aucun sens.

Abigaël prit de nouveau la photo de l’arbre. L’œil gravé… L’heure… 3 h 43.

— Ça en a pour lui. On sait que les vêtements jouent un rôle important dans sa façon d’agir. Ce sont eux qu’on retrouve mis en scène, tachés de sang, lardés de coups de couteau, et non les enfants. Il n’a peut-être pas résisté à l’envie d’ouvrir la valise de Léa et de fouiller dans ses affaires. On ne sait pas pourquoi il enlève ces gamins ni ce qu’il leur fait, mais ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’il aime jouer, déstabiliser et provoquer.