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— Peut-être, mais pourquoi il se serait embêté à remettre la clé à sa place ?

Elle ne se laissa pas perturber et fit un gros effort pour poursuivre le fil de ses déductions, malgré l’aspect illogique de la situation, comme Patrick Lemoine ne manquait pas de le souligner.

— Pour qu’on se pose ce genre de question, peut-être ? Pour jouer et nous prouver qu’il maîtrise tout, qu’il n’a pas peur ? S’il était présent cette nuit-là, alors il n’a pas appelé les secours. Au contraire, il est resté autour de la voiture, il a tranquillement regardé les corps de Léa et de mon père… On connaît ses capacités de contrôle, jamais il ne cède à la panique, même devant l’imprévu. Et cet accident, c’était un imprévu. N’importe qui aurait réagi, appelé une ambulance, ou fui. Mais lui, il reste… C’est peut-être ce soir-là qu’il a fait son inscription dans le tronc, qui sait ? Il s’est approché de moi, il m’a reconnue… Imaginez un peu : il sait grâce à la presse que je travaille sur l’affaire et il me trouve là, inconsciente, étalée au sol devant lui. Imaginez alors son sentiment d’exaltation à ce moment-là. Il tient ma vie entre ses mains, il a la pleine puissance…

Elle réfléchit à cette nouvelle hypothèse : Freddy aurait pu la tuer, il ne l’avait pas fait. Ce qui intéresse le chasseur, c’est la traque, pas l’acte de tuer qui n’est qu’une conclusion. Tant que la traque dure, l’excitation persiste.

Patrick semblait calme, mains regroupées sous le menton, en pleine réflexion, fixant la psychologue. Ils tenaient une piste intéressante, inattendue, et il ne voulait surtout pas la lâcher, malgré son caractère aberrant.

— Tu t’endors quelques secondes avant le choc, fit-il. L’accident a lieu à 3 h 43. Des ouvriers te retrouvent inconsciente, à cinq mètres du véhicule, à 6 h 37, soit presque trois heures plus tard. Tu l’as dit et redit à Palmeri, à Frédéric : tu ne sais pas ce qui s’est passé, notamment la manière dont tu t’es retrouvée dehors, épargnée.

Abigaël restait silencieuse, se demandant où il voulait en venir. Patrick poursuivit :

— Je me disais que, si lui t’a vue, peut-être que tu l’as vu, toi aussi ?

— Non, non. Je n’ai vu personne, je l’ai déjà dit à maintes reprises. Avant l’accident, je somnolais, ce n’était pas très clair dans ma tête. Je me rappelle de façon sporadique, comme des flashes : l’autoroute, la forêt, le brouillard… J’ai aussi eu la vision hypnagogique d’une espèce de bestiole traversant la route. Un mélange de renard, d’humain, avec des oreilles en pointe, grande taille, mais… c’est tout.

— Et tu es certaine que c’était bien une vision ? Que ça ne pouvait pas être Freddy, par exemple ?

— Mon père n’a rien vu.

— Rien d’autre après cette vision hypna… ? Je sais que c’est difficile pour toi, mais réfléchis, Abigaël. Ça peut beaucoup nous aider. Même un détail qui te paraît insignifiant et qui pourrait expliquer la présence de cet œil gravé…

— Non. Je suis désolée. Je vous ai tout dit, je ne peux pas vous aider davantage.

Elle poussa un profond soupir et se leva. Il fallait sortir d’ici. Elle regarda les portraits des enfants une dernière fois. Et ce grand point d’interrogation sur un rectangle blanc.

— Je dois rentrer chez moi. Bon courage.

Frédéric décrocha son téléphone.

— Je t’appelle un taxi.

— Pas la peine.

Il comprit qu’elle avait pris son véhicule. Que sa propre vie ne lui importait plus. Elle entendit la voix de Patrick dans son dos.

— Tu peux revenir bosser quand tu veux. On a besoin de toi, tu sais ?

Abigaël marqua un temps sans se retourner, puis sortit avec frustration. Son esprit lui interdisait de rester. Elle les abandonnait à leurs interrogations, leurs doutes, leurs souffrances d’enquêteurs. Fort probable que, à l’heure actuelle, un nouvel enfant — le dernier de cette horrible série, peut-être — venait d’être enlevé quelque part en France, puisque l’épouvantail du disparu précédent, Arthur, avait été livré. Une fille aux longs cheveux blonds comme ceux de Léa, dont le destin venait de basculer à tout jamais.

Elle n’avait pas réussi à sauver sa propre famille, alors que pourrait-elle faire pour cette nouvelle disparue ?

Elle traversa les grands couloirs vides où seuls ses pas résonnaient. La gorge béante de la Veuve folie. Si facile de se laisser envahir par elle, la folie. De basculer de l’autre côté…

À l’extérieur, des lampadaires illuminaient les bâtiments austères, en brique rouge, avec leurs petites fenêtres carrées. Abigaël y vit les figures de tous les disparus. Ces enfants qui appelaient au secours, qui réclamaient son aide. Alice, Victor, Arthur. Et une nouvelle fille sans visage.

Contact, départ. La nuit l’avala. Des essaims de flocons caressaient son pare-brise. Les enfants faisaient la ronde et hurlaient dans sa tête. Arthur était assis à ses côtés sur le siège passager. Crâne rasé, larmes de sang sur ses joues. Le temps de cligner des yeux, il avait disparu.

Ils seront toujours là, tous. Ils ne me laisseront jamais en paix.

Elle prit l’autoroute déserte, accéléra, s’approchant dangereusement du terre-plein central, à plus de cent quarante kilomètres/heure, « Lascia ch’io pianga » de l’opéra Rinaldo poussé à fond. Un chant qui lui arracha des larmes. Elle serra un peu moins fort le volant et attendit que son corps se paralyse. Que les ténèbres l’ensevelissent.

Elle était prête.

Mais comme toutes les fois précédentes où elle avait tenté le diable, les kilomètres défilèrent, le chant en boucle, avec cette pureté de la voix, l’attaque cristalline des violons, la force rauque des contrebasses. Cette nuit encore, ses larmes ne suffirent pas à déclencher une crise. Le serpent narcolepsie n’avait pas décidé de mordre, il préférait la laisser crever à petit feu au fond de son lit, injectant des doses parcimonieuses de poison.

Abigaël respira un grand coup.

Cette nuit non plus, elle n’allait pas mourir.

Non, elle allait affronter ses propres démons.

20

Autoradio coupé. Les voix s’étaient tues, abandonnant un bourdonnement d’instruments à cordes dans ses oreilles. Abigaël sortit de l’autoroute vingt kilomètres plus loin.

La première fois qu’elle revenait sur le trajet assassin.

Très vite, les bois se resserrèrent autour d’elle, comme pour l’emprisonner. Il ne neigeait plus, mais des particules de glace dansaient dans les phares et venaient s’accrocher au pare-brise. Abigaël ouvrit la vitre côté conducteur, laissa l’air cinglant entrer dans l’habitacle, histoire de se donner un coup de fouet.

Dans le flou, au loin, la bifurcation. Cette nuit du 6 décembre, un signal orange clignotant indiquait les travaux, Abigaël se le rappelait bien, à présent. Comme son père deux mois plus tôt, elle emprunta la D151. Sa longue tranchée d’asphalte dans le ventre de la forêt… Elle cherchait la borne sur sa droite, kilomètre 12. Lorsqu’elle la repéra enfin, elle s’arrêta sur le bas-côté et sortit, la fermeture de son gros blouson remontée jusqu’au col. Le vent lui glaçait les os. Elle avait eu sa vision hypnagogique à cet endroit précis. Elle scruta l’environnement sans vie, labyrinthe de branches sur fond d’abysse.

Retour dans son véhicule, chauffage à fond, et démarrage. Mécaniquement, une centaine de mètres plus loin, ses yeux se portèrent sur le bord gauche de la route. Un flash dans sa tête. Elle donna un coup de freins qui fit déraper la voiture.

Cette nuit-là, sur le bas-côté, peu de temps après sa vision, elle avait vu un véhicule. Un Kangoo noir, tous feux éteints.

« On aurait dit qu’elle avait un problème, cette voiture. Pourquoi tu ne t’es pas arrêté ? »