Выбрать главу

Sa propre voix résonnait en elle. Cette question, elle l’avait posée à son père, et il n’avait pas répondu. S’était-il encore agi d’une hallucination hypnagogique, ou y avait-il vraiment eu un véhicule ? Celui de Freddy ? Elle fixa la route. L’arbre meurtrier se dressait là-bas, au bout de la voie. Le propriétaire du Kangoo avait été aux premières loges de l’accident.

Elle donnerait un coup de fil à Patrick Lemoine pour le prévenir. Tous ses muscles se raidirent lorsque, plus loin, elle aperçut le virage en question. Des panneaux réfléchissants annonçaient la courbe. Haut-le-cœur. Elle se gara à une dizaine de mètres de là et sortit pour vomir.

Les bois gorgés d’humidité exhalaient des rouleaux de brume. Les équipes avaient déserté les lieux et embarqué l’épouvantail cloué sur un arbre. Sans doute restait-il juste un espace vide entouré de bandes de gendarmerie.

Abigaël atteignit la courbe éclairée par les phares. Les stigmates du choc, ces blocs d’écorce décrochés, lui tordirent encore l’estomac. Elle imagina les corps traverser le pare-brise comme des balles, les têtes exploser au contact. Dieu merci, Léa dormait, elle n’avait pas souffert. Mais son père… Elle chercha sur les troncs alentour et tomba enfin sur le message.

Du bout du gant, elle caressa l’œil incliné et l’heure de l’accident. 3 h 43. Elle se retourna vers la route, imagina le Kangoo garé à deux cents mètres… Freddy… Qu’avait vu l’auteur de la gravure, ce soir-là, hormis une voiture se fracasser contre un arbre ? S’il s’agissait de Freddy, pourquoi avait-il pris la peine de créer cette énigme ?

Elle considéra le dessin un long moment. L’œil, dirigé vers le sol.

3 h 43, 3 h 43, 3 h 43…

Abigaël eut soudain une terrible intuition. Toute grelottante, elle se mit à fouiner les environs. Les photos qu’elle avait vues et les explications qu’on lui avait fournies lui permirent de dénicher l’endroit de son atterrissage après le choc : un large lit de feuilles et d’humus à découvert. Une sorte de cage de Faraday protectrice.

L’endroit exact où, à 3 h 43, sa montre avait probablement percuté le sol et volé en éclats.

Elle s’accroupit et se mit à remuer les feuilles et la terre. Probable que les équipes n’aient pas encore fouillé l’endroit, à six ou sept mètres en retrait de l’arbre gravé. Le vent avait forcé et, désormais, donnait l’impression qu’il allait faire exploser ses os un à un.

« Vous vous en êtes sortie miraculeusement. » Pourquoi n’avait-elle aucun souvenir de l’accident ? Pourquoi ne s’était-elle pas réveillée au moment du choc ? Son père avait dû hurler avant l’impact. Elle venait juste de s’endormir, elle aurait dû se réveiller.

Soudain, ses mains palpèrent quelque chose. Elle sortit de sous le tapis de feuilles un sac en plastique blanc. Quelque chose à l’intérieur. Abigaël le dirigea vers la lumière de ses phares, défit la cocarde du sac et en sortit une fine pochette transparente. À l’intérieur de cette dernière, un papier.

La jeune femme sentit alors le sac et la pochette lui échapper des mains et, la seconde d’après, ses jambes flanchèrent. Lourde chute. Sa hanche gauche percuta le sol en premier. Par chance, les feuilles amortirent le choc. Jambe droite repliée, poignet gauche tordu, position de pantin désarticulé. Elle se retrouva incapable de bouger la moindre phalange, mais parfaitement consciente.

Une chape de béton l’empêchait de bouger. L’impression d’étouffer, de peser des tonnes, de mourir, comme chaque fois que le serpent la mordait. Le vent la frappait en pleine face avec des fouets de clous. Elle vit, devant ses yeux de poisson mort, la pochette plastifiée s’envoler et le sac blanc se gonfler comme une montgolfière et disparaître dans la nuit. Mais la feuille contenue dans la pochette, elle, s’était prise dans une branche.

Abigaël se concentra sur sa respiration, le va-et-vient dans ses poumons. Rien d’autre à faire qu’attendre que le trop-plein d’émotions s’évacue. Que son corps déréglé remette de lui-même les pendules à l’heure.

Après quelques minutes, elle recouvra enfin ses sensations, et son corps de pierre sortit de son état cataplectique. La mer se retirait. Dès qu’elle s’en sentit capable, elle se releva et, un peu titubante, se précipita pour récupérer la feuille.

Dessus, à l’encre bleue :

Je ne veux pas te faire souffrir, Mais je vais bientôt mourir. Je ne te le dis pas souvent, Je t’aime, ma petite maman.

21

Après les examens dans le scanner de l’unité de neurologie, Abigaël attendit que Frédéric retourne au travail pour sortir de l’appartement. Elle prit le chemin de la librairie de quartier, au cœur d’une petite rue du Vieux-Lille. Elle venait ici au moins une fois par semaine et repartait souvent les bras chargés de nouvelles histoires.

Elle songeait encore à l’hématome dans son dos, découvert la veille. Un coup impressionnant, d’un violet d’aurore boréale. Comment aurait-elle pu se blesser de la sorte sans s’en souvenir ? Et pourquoi, justement, à l’endroit précis où le personnage de son rêve l’avait frappée ? Abigaël avait fait des recherches sur Internet pour expliquer la présence du coup. Hormis un possible somnambulisme ou des délires autour des spectres sur des sites de parapsychologie, elle n’avait rien déniché de probant.

Elle alla saluer l’un des libraires, Anthony Creveau, et lui demanda s’il avait déjà entendu parler de La Quatrième Porte.

— Sorti fin mars. Le deuxième roman de Josh Heyman. Je crois qu’un commercial est passé nous le présenter il n’y a pas longtemps.

Non seulement le livre existait, mais Abigaël découvrait aussi à quoi correspondait le Josh de ses rêves.

— Il a écrit Les Pierres noires en 2012, poursuivit le libraire en jetant un œil dans son ordinateur. Un auteur pas très connu vu que son nom ne me disait rien. On en a vendu seulement deux exemplaires à la librairie. Il m’en reste un de La Quatrième Porte en stock. Tu le veux ?

— S’il te plaît.

Abigaël resta à côté du comptoir, pensive. Ses rêves et donc son inconscient la guidaient. Mais comment une histoire inventée au fond de sa tête avait-elle pu la conduire à ce livre sorti deux mois et demi plus tôt ? Comment un songe pouvait-il interférer avec la réalité ? Comment l’hématome avait-il pu passer du virtuel au réel ?

Anthony Creveau revint avec l’ouvrage. La couverture représentait une grosse porte en bois avec un cadenas, dans un lieu qui ressemblait à une cave. Sur la porte, la gravure d’un 4. Noté au bas du livre : « Thriller ». Creveau lut en silence la quatrième de couverture.

— Une histoire d’enlèvements. Des flics qui enquêtent du côté de Chambéry. Ça pourrait bien te plaire, oui.

Le libraire ignorait tout de l’histoire personnelle d’Abigaël, il ne la connaissait qu’en tant que lectrice dévoreuse de polars. Cette dernière prit le roman et le feuilleta rapidement.

— Tu pourrais vérifier si je l’ai déjà acheté ?

Anthony se rendit dans sa fiche client.

— Ah, oui, tiens, il y a une semaine. Le 11 juin. C’est mon collègue qui te l’a vendu.

— Je n’en ai aucun souvenir.

— Donne, je vais aller le ranger et…

— Non. Je le garde. Il n’est plus chez moi. Frédéric a fait un marché aux puces le week-end dernier. Je suppose qu’il l’a vendu avec d’autres livres avant que j’aie le temps de le lire.