Très troublée, Abigaël paya et s’empressa de retourner chez Frédéric. Avait-elle pu acheter ce roman et n’en avoir gardé aucun souvenir ? Elle essaya de penser à cette journée du 11 juin, en vain. Pas une seule image. Six jours seulement s’étaient écoulés, comment pouvait-elle avoir perdu des souvenirs si proches ? Était-ce le Propydol qui frappait au hasard dans sa tête et commençait à grignoter le présent ?
Elle monta jusqu’à l’appartement et fut surprise, en glissant la clé dans la serrure, de trouver la porte déjà ouverte.
Ça recommençait : elle, rentrant à son domicile par une porte ouverte, avec le livre La Quatrième Porte entre les mains. À l’instar de ce rêve qui l’obsédait, celui où elle revenait de la gare Lille-Europe. Direction la chambre. Heureusement, aucune présence de cadavre, cette fois. Elle se rendit dans la salle de bains, fit face à son reflet dans le miroir. Parfait, net, sans distorsion. Réel.
— Tout va bien, d’accord ? Tu es parfaitement réveillée, en pleine possession de tes moyens. C’est juste le Propydol qui joue au Rubik’s Cube avec ta mémoire.
Entendre le son de sa propre voix la rassurait. Elle se rendit au salon, observant avec précision l’espace qui l’entourait. Certains objets sur le vaisselier ne lui semblaient pas à leur place. Et puis le téléviseur lui paraissait davantage tourné vers la gauche que d’habitude. Tout comme un fauteuil, plus en retrait qu’à l’accoutumée. Ça recommençait.
— Écoute, Abigaël Durnan. C’est la réalité. Tu es éveillée et consciente. Frédéric est au travail. Tu as sans doute oublié de fermer la porte d’entrée. Tout est normal et logique.
Mais elle ne croyait pas totalement à ses propres paroles, et surtout, elle pouvait les prononcer même dans un rêve. Les meubles avaient vraiment bougé de place. De peu, certes, mais quand même. Si tout relevait de l’imaginaire, comment le savoir ? Et si elle était dans la réalité, pourquoi ces objets se déplaçaient-ils ?
Elle fonça vers la salle de bains. L’armoire à pharmacie était entrouverte, alors qu’elle l’avait fermée en poussant la porte à fond et en tournant le loquet. Elle l’ouvrit en grand, observa les flacons de Propydol… Tout semblait en ordre. La porte fut verrouillée une bonne fois pour toutes, et la clé finit au fond d’un tiroir. Dans le salon, elle récupéra une aiguille à proximité de l’ordinateur. Se piqua, bien consciente que, malgré la coulée de sang, elle pouvait évoluer dans un rêve.
Il lui fallait trouver des tests plus fiables. Avec son aiguille, elle réalisa des petits trous à peine visibles sur la surface en bois du vaisselier. Elle reposa alors les objets — cadres, statuettes… — pile sur ces trous. Puis fit le même genre d’opération avec un marqueur noir : quatre points discrets sur le carrelage, sur lesquels elle plaça les pieds du fauteuil, du meuble de télé, de la table… Tous les éléments de la pièce furent ainsi quadrillés. Le gage d’un espace bien réel.
Abigaël se cacha le visage dans les mains, consciente de la stupidité de ses gestes et de ses réflexions. Une psychologue bardée de diplômes, à quatre pattes comme un chien sur du carrelage, notant des emplacements avec un marqueur comme sur une grille de bataille navale. Bon Dieu, si quelqu’un la voyait, on lui paierait un aller simple pour l’hôpital psychiatrique ! Devenait-elle complètement folle ? Où tout cela s’arrêterait-il ? Quand ses fichus cauchemars finiraient-ils de déteindre sur sa vie ? Sur sa chair ?
Dans un soupir, elle alla se préparer une tisane puis décida d’entamer la lecture du roman.
22
L’histoire du roman policier débutait par une disparition d’enfant dans un village de montagne proche de Gap, dans les Hautes-Alpes, pendant l’hiver 2008. Le petit s’appelait William Lafonge, il avait 11 ans. L’auteur adoptait le point de vue d’un policier de la Criminelle, un type sombre et énigmatique, plutôt asocial, à qui il collait, en tant que coéquipière, une flic spécialiste des disparitions, fraîchement débarquée de Paris. Valérie Lazinière, 35 ans. Blonde aux yeux bleus, assez grande et athlétique, sans enfant. Ses parents morts dans un accident de voiture deux ans plus tôt. De surcroît, elle avait été violée l’année de ses 16 ans.
Abigaël ressentit un frisson à ce moment-là. Si l’on omettait le viol, le personnage de Valérie Lazinière lui ressemblait, certains points communs étaient même assez flagrants. Néanmoins, une fois qu’elle eut remarqué l’étrange coïncidence, difficile d’être embarquée par la lecture. Un style lourd, et certaines erreurs dans les procédures d’enquête qui l’énervaient. En cas de disparition avérée, on déployait normalement la grosse artillerie : forces de police ou de gendarmerie mobilisées, hélicoptères, voire mise en place du plan Alerte enlèvement. Dans le roman, on ne restait qu’avec les deux enquêteurs principaux qui portaient l’enquête à eux seuls et qui, Abigaël le sentait venir, n’allaient pas tarder à coucher ensemble.
Les deux flics interrogeaient les parents, les voisins, les commerçants… Découvraient trois ou quatre indices sans valeur. L’enquête piétinait, et le livre aussi. Les héros couchèrent ensemble au chapitre 7. Pour relancer l’intrigue, l’auteur avait décidé de se placer, de temps en temps, du point de vue de l’enfant, enfermé dans le noir, apeuré, qui suppliait à travers une grosse porte en bois — celle représentée sur la couverture — qu’on le laisse sortir.
Abigaël allait remettre sa lecture à plus tard quand un rebondissement lui fit l’effet d’une bombe dans le ventre : les policiers venaient de recevoir une lettre anonyme au commissariat. À l’intérieur, quelques mots tapés à l’ordinateur sur une page blanche : « À quatre, j’arrêterai. Le temps est compté. Tic-tac, tic-tac. »
Abigaël se rua sur son tableau en liège, à côté de l’ordinateur, et observa le scan de la lettre reçue à la brigade au tout début de l’affaire Freddy, en mars 2014. « Il y en aura trois autres. Pas un de plus, pas un de moins. »
Qui était ce Josh Heyman ? Le pseudonyme d’un Français ? Un Américain ? La presse s’était emparée de l’affaire Freddy à l’époque, cette lettre avait fuité dans les médias. Heyman s’était-il inspiré en partie de leur enquête ? Le roman avait vu le jour voilà plus de deux mois, si l’auteur l’avait écrit au cours de l’année précédente, c’était fort possible.
Abigaël n’eut plus vraiment de doutes quand les deux policiers du roman découvrirent, peu de temps après un deuxième enlèvement, non pas des vêtements sur un épouvantail, mais une dent de lait appartenant à la première victime. Le kidnappeur, lui, l’envoyait directement aux parents de l’enfant. Encore plus pervers.
Elle ne lâcha plus le roman. À partir de la moitié du livre, l’auteur se mit à sombrer dans l’horreur absolue et les pires déviances, notamment d’ordre sexuel. Le style de l’écriture changeait, plus âcre, plus… dément. Oui, dément, c’était le mot. Abigaël imaginait l’écrivain fou en proie à ses démons et, encore une fois, la scène d’ouverture d’Apocalypse Now — la caresse de la folie — lui revint en tête.
Dans l’intrigue, il était question de réseaux de traite des êtres humains, de sadisme, avec des ramifications en Belgique et en Roumanie. De forums interdits, où des hommes s’échangeaient des photos de gamins. Heyman livrait des descriptions à vomir, embarqué dans ses propres ténèbres. Il avait imaginé la suite de son histoire, s’éloignant peu à peu de leur véritable affaire. Logique, puisque les enquêteurs de l’équipe Merveille 51 avaient fini par faire barrage à la presse et ne plus divulguer la moindre information. Et puis les investigations continuaient encore aujourd’hui et le livre, lui, était déjà publié.