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Abigaël se tenait là, debout dans son dos, et le regardait engloutir ces quantités astronomiques.

— Perlette d’Amour, c’était notre truc à nous, fit-elle en s’approchant. Alors comment ce Josh Heyman peut-il être au courant ?

— Léa en a peut-être parlé autour d’elle ? répliqua Frédéric, des moustaches de glace autour des lèvres. À l’école ? À son club de tennis ? Sur Internet ? Elle allait bien sur Internet, non ?

— De temps en temps.

— Le terme est arrivé aux oreilles du romancier d’une façon ou d’une autre, et il l’a utilisé pour son livre. C’est une coïncidence, une mauvaise coïncidence.

Abigaël se mit à aller et venir, mains sur le crâne, lissant ses longs cheveux vers l’arrière. Frédéric avalait sans goût, sans envie, mais à cadence ralentie. Le sucre lui tapissait la langue et l’estomac, et il avait l’impression que sa gorge gonflait comme après une piqûre de guêpe. Un vrai couple de barges, songea-t-il. Elle brûlée par le chaud et lui par le froid.

— Peut-être que c’est une coïncidence, mais peut-être pas, fit Abigaël. Le 6 décembre 2014, la voiture de mon père se fracassait contre un arbre, et Freddy était justement là. Deux mois plus tard, je retourne là-bas, et je trouve un poème dans lequel ma fille m’annonce qu’elle va mourir. Aujourd’hui, dans un livre qui parle d’enlèvements d’enfants et dont l’enquête ressemble à la nôtre, je retrouve quelque chose de très intime, qui nous concerne, Léa et moi. Je veux comprendre comment c’est possible. Alors, je vais retrouver ce Josh Heyman. Je dois savoir comment il a pu écrire des mots que seule ma fille aurait pu prononcer.

24

Abigaël n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elle revivait sans cesse sa découverte, quelques heures plus tôt, dans les bois du côté de Saint-Amand, juste à côté du lieu de l’accident. Le symbole de l’œil gravé sur l’arbre… Le sac plastique enfoui sous le lit de feuilles… La cataplexie qui la paralyse, le sachet et la pochette qui s’envolent… Et la feuille rattrapée de justesse. Dessus, le petit poème horrible, lui étant visiblement adressé :

Je ne veux pas te faire souffrir, Mais je vais bientôt mourir. Je ne te le dis pas souvent, Je t’aime, ma petite maman.

Peu de temps après sa trouvaille, elle était repassée dans les locaux de Merveille 51, vers minuit. Seul Patrick Lemoine était encore sur place, très surpris de la voir revenir si tard. Elle lui avait tout expliqué : le souvenir d’un Kangoo noir garé à deux ou trois cents mètres du lieu de l’accident sur la D151 et, surtout, la lettre, enfermée dans une pochette et un plastique lui-même enterré à l’endroit exact où on l’avait retrouvée inconsciente juste après le drame, deux mois plus tôt.

Il était désormais 11 heures. Abigaël ne tenait que par les nerfs. Elle faisait les cent pas devant la table de salon où reposaient des écrits — poèmes, lettres — de sa fille, piochés dans le tiroir de sa chambre.

Et le constat tombait : à première vue, l’écriture de Léa était identique à celle de la lettre retrouvée dans le bois.

Abigaël se colla à la fenêtre de la cuisine. Frédéric n’allait pas tarder à arriver, avec du neuf au sujet de cette étrange découverte. Il avait refusé de lui donner des explications au téléphone. Ça voulait dire que c’était important. Que les gendarmes tenaient quelque chose. Qui avait écrit la phrase sur le papier ? L’un des enfants kidnappés ? Freddy en personne ? Mais comment imiter aussi précisément l’écriture de Léa ? Et pourquoi s’adresser à elle ?

Elle avait envie d’une flambée d’alcool au fond de sa gorge, mais il lui fallait rester sobre. À entendre le bruit de ce moteur qu’elle connaissait par cœur, elle se précipita. Un vrai chien de Pavlov qui salive au son de la cloche.

Elle sentit son visiteur très troublé lorsqu’ils se firent la bise. Lui aussi semblait manquer de sommeil. Il désigna le bagage proche de l’entrée.

— Tu pars ?

— Je dois aller récupérer quelques affaires de mon père dans la maison qu’il louait à Étretat. Je vais me mettre en route après ton départ. Une fois le rendez-vous terminé, je dormirai sûrement à l’hôtel. Je reviendrai demain.

Frédéric jeta un regard vers la cuisine. Il savait où trouver la bouteille de vodka : entre les deux éviers. Un jour, il l’avait surprise à en vider le contenu dans la bonde et, un autre, à boire au goulot. Les démons se battaient farouchement en elle.

— Étretat, c’est une longue route, Abigaël. Avec ton traitement et…

— Je sais, Fred, je sais. Mais d’un, je suis sobre. Et de deux, quelques heures de trajet en pleine journée, ce n’est pas la mort. Je ne prendrai pas l’autoroute. Si j’ai envie de dormir, je m’arrête en urgence sur le bas-côté, je fais une sieste et je repars.

— Et en cas de cataplexie ?

— Je gérerai.

— Tu ne peux pas gérer.

Abigaël ne répondit pas. Ils allèrent s’installer dans la cuisine. Frédéric sortit une pochette à élastiques de sous son blouson. À l’intérieur, la feuille avec la phrase manuscrite. Abigaël leur servit deux cafés forts ; il l’aimait serré lui aussi.

— Avant de te parler de cette lettre, il faut que je te touche un mot au sujet de l’épouvantail trouvé hier dans les bois…

Il poussa une photo d’Arthur dans sa direction : celle du môme en tenue de footballeur, un ballon sous le bras. Abigaël avait eu la même accrochée dans son bureau, mais avait tout rangé au fond d’un tiroir, sans pour autant s’en débarrasser, parce qu’elle ne le pouvait pas. Frédéric lui tendit d’autres photos : celles tirées la veille, lors de la découverte de l’épouvantail.

— Les longs cheveux blonds, d’abord. On a retrouvé quelques bulbes qui, après analyse, nous indiquent que ce sont bien les cheveux d’une fille. On a passé l’ADN dans le fichier, ça ne donne rien. On ne sait pas à qui ils appartiennent.

— Toujours pas d’avis de disparition ?

— Rien. Si ces cheveux sont ceux d’une enfant ou d’une ado, des parents auraient dû se manifester depuis longtemps. Jusqu’à présent, Freddy s’en est toujours pris à des familles. Mais peut-être que cette môme vient d’un foyer ? D’une institution quelconque ? Qu’elle est orpheline ?

— D’autant plus que Freddy voulait peut-être déposer son épouvantail la nuit de mon accident. Et dans ce cas, la gamine a disparu depuis deux mois…

— On y a aussi pensé. Lemoine est en contact avec la presse. L’information autour de cette nouvelle découverte se met à circuler. Peut-être que quelqu’un finira par se manifester.

— La presse nous nuit autant qu’elle nous aide. Les parents d’Arthur savent, pour l’épouvantail ?

— Oui… Tu te doutes qu’ils sont au fond du trou.

Elle s’empara de la lettre avec un soupir.

— T’aurais dû commencer par me parler de ce mot. Qu’est-ce que vous avez découvert ?

Frédéric but une gorgée de café avant de répondre.

— T’as encore quelques affaires personnelles dans l’espace des infirmières Merveille 51. Un peu de paperasse, deux, trois photos de ta fille, et quelques petits mots gentils qu’elle t’écrivait de temps en temps, genre : « Je t’aime moi non plus. Ta Perlette d’Amour. »