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Envie de vomir. Elle prit du temps pour recouvrer ses esprits, se motiver. Tout était question de concentration et, de toute façon, elle ne pouvait plus faire demi-tour. Courbée, tremblotante, elle avançait à tout petits pas sur le ponton, telle une octogénaire, les mains ouvertes devant elle pour se retenir en cas de crise d’angoisse ou de cataplexie. Emprunter les allées les unes après les autres fut un véritable parcours du combattant, un chemin de croix. Elle scruta les coques, chercha les marques commerciales qu’on pouvait lire en petit, à des endroits souvent différents. Bayliner, Glastron, Limestone… Il lui fallut plus d’une heure pour trouver ce qui l’intéressait, à la lueur palpitante des lointaines lampes.

Marque Matriochka. Comme sur la clé.

Abigaël leva les yeux. Face à elle, un bateau de plaisance bleu et blanc de sept ou huit mètres de long. Le navire ne portait pas de nom, contrairement aux autres. Il se dressait là, à l’extrémité de la jetée. Anonyme comme son père.

Elle repoussa le moment de la montée à bord. Elle repéra le numéro d’emplacement indiqué sur le devant du ponton et fonça à la capitainerie du port.

Un petit local, de la lumière… Un homme barbu, engoncé dans une doudoune en plume d’oie, l’accueillit sans sourire. Derrière lui, un chauffage électrique, à l’ancienne, des casiers bourrés de dossiers. Le type discutait au téléphone avec un timbre de gros fumeur. Après qu’il eut raccroché, Abigaël lui demanda des précisions sur le bateau situé à l’emplacement 678. L’homme enfouissait une main dans sa barbe noire où traînaient des morceaux de chips.

— Je suis la fille du propriétaire, précisa Abigaël.

Pas très regardant, il se dirigea vers les innombrables classeurs.

— Pas d’informatique ? demanda la jeune femme.

— Pour quoi faire ?

Abigaël comprit aussitôt. Les ports avaient toujours été des lieux avec leurs règles, leurs transactions illicites et leurs secrets. Était-ce la raison de la présence de son père ici ? L’homme sortit une feuille et la poussa vers son interlocutrice sans même regarder.

Le 678… Au nom de Xavier Illinois. Loué depuis mars 2013, voilà presque deux ans. Aucune autre information. Son père avait démissionné des douanes en juin 2013, soit trois mois plus tard. Il possédait donc déjà ce bateau et devait avoir un plan en tête.

Elle montra une photo d’Yves.

— Vous l’avez déjà vu ici ? C’est lui, Xavier Illinois ?

Le barbu considéra la photo avec attention, puis ses yeux revinrent vers ceux d’Abigaël.

— Vous êtes sûre que vous êtes sa fille ? Parce qu’une fille, elle reconnaîtrait son père, vous croyez pas ?

— C’est un peu compliqué à expliquer. Alors ?

— Je pourrais pas vous dire. Je connais pas de Xavier Illinois. On gère plus de mille deux cents bateaux à l’année ici, sans oublier les touristes. Et puis, les plaisanciers, on ne les voit que très peu, sauf quand ils font des conneries.

Abigaël prit la feuille et la pinça entre son pouce et son index.

— Me dites pas qu’il n’y a que ce papier ? Il faut bien vous fournir des documents officiels, une carte d’identité pour obtenir un emplacement, non ?

— Ouais, faut ça. On fait une copie de la carte, du permis bateau et…

— Faites voir.

Il soupira, puis alla fouiller dans un autre classeur. Il en sortit une pochette plastifiée qu’il lui tendit. Abigaël eut alors l’impression de sombrer dans un trou sans fond. La carte d’identité scannée était bien au nom de Xavier Illinois, assortie de la photo de son père. Idem pour le permis bateau.

Elle scruta avec attention la signature.

Signé XIII. « X » avier « Ill » inois. Un clin d’œil à sa bande dessinée préférée.

Abigaël avait l’impression de sentir la terre s’ouvrir sous ses pieds, et que des monstres aux mâchoires béantes l’attendaient pour l’engloutir.

Ici, au Havre, Yves Durnan n’existait plus. Il était Xavier Illinois, un être fantôme.

27

Face au barbu, elle inspira fort pour ne pas montrer son désarroi. Elle prit les papiers et les roula dans sa main.

— Cette feuille dans un classeur, c’est tout ce que vous avez de lui ?

— On n’a besoin de rien de plus.

— Et il vous réglait en espèces, je suppose ?

L’employé de la capitainerie n’éprouva pas le besoin de répondre. Il tendit la main.

— Vous ne pouvez pas prendre ces papiers, j’en ai besoin pour…

— Non, vous n’en avez plus besoin. Xavier Illinois est mort. Il s’est fracassé à plus de quatre-vingts kilomètres/heure contre un arbre, et il a tué ma fille.

Abigaël l’abandonna à sa surprise et sortit en gardant tous les papiers. Les seules traces pour le moment de l’existence de Xavier Illinois.

Ainsi, son père vivait sous une autre identité, il possédait une fausse carte datée de 2013, un permis bateau et probablement d’autres documents administratifs trafiqués. Il existait donc un Yves Durnan, paisible retraité louant une maison à Étretat, ancien propriétaire d’une Volvo noire immatriculée 76 d’un côté, et un Xavier Illinois, propriétaire d’un grand bateau dans le port de plaisance du Havre, de l’autre.

Nouvelle gerbe d’angoisse à l’approche des quais. L’à-pic vers les flots noirs, le ponton, les coques oppressantes. Elle revint au niveau de l’embarcation dépourvue d’identité. Comme son père.

Mal au cœur, tristesse.

Elle s’agenouilla — la peur d’être aspirée, toujours —, s’agrippa d’une main à un bout, et tira de l’autre sur la petite passerelle en bois accolée à la coque. Le choc du métal contre le bois la tétanisa. Elle franchit l’obstacle sur les paumes et les genoux, en manque d’oxygène, avec l’impression de grimper l’Éverest. Sur le pont, la tête lui tourna. Le port, les lumières, les bouées éclairées, tout était sens dessus dessous. Elle cracha ses tripes au sol ; elle avait la sensation qu’elle allait crever sur place. Après quelques minutes interminables, elle put enfin se relever.

Le bateau, vu le modèle, avait dû coûter un paquet d’argent. Combien ? Cent, deux cent mille euros ? Comment s’acheter un engin pareil et payer un loyer en même temps ? Son père avait forcément une caisse noire issue de ses années de service aux douanes. Ainsi que toutes les connaissances humaines et techniques nécessaires pour vivre sous deux identités différentes.

À la vitesse d’un astronaute sur Mars, elle se dirigea vers la porte en métal de la cabine fermée — son calvaire commençait à peine, chaque infime mouvement du bateau lui donnait le tournis. Clé Matriochka dans la serrure. Un déclic. L’impression de sombrer dans un monde parallèle, celui du mensonge. Avec prudence, elle descendit un escalier — son angoisse monta encore d’un cran — et s’enfonça sous le pont. Ses doigts pressèrent un interrupteur.

Ça sentait le vieux bois laqué et le cordage mouillé. Elle découvrit un véritable lieu de vie d’une quinzaine de mètres carrés. Un lit pliant sur lequel traînaient des vêtements en désordre, un salon plus chaleureux qu’à Étretat, un jeu d’échecs posé sur une table basse, avec les fous renversés. Une petite cuisine encombrée où gisaient encore une bouteille de vin ouverte, des conserves, un sac-poubelle qui dégageait une sérieuse odeur de pourriture. Tous les tiroirs étaient ouverts et vides. Des poupées russes gisaient dans une caisse, ouvertes, mélangées. Les fameuses Matriochka.

Yves avait-il fait disparaître le contenu des tiroirs ? Ou quelqu’un était-il venu pour fouiller ? Quand ? Et pourquoi ?

Le pont grinça soudain, au-dessus de sa tête. Elle s’immobilisa, retint son souffle, mais il n’y eut plus aucun bruit. Sans doute le vent.