— Nous l’avons surnommé Freddy, en référence au croquemitaine Freddy Krueger, personnage de fiction maléfique qui vient rendre visite aux enfants la nuit pour les terroriser. Les trois enfants ont été kidnappés une fois le soir venu. Mais surtout, ces enlèvements sont la première étape d’un processus criminel plus élaboré en rapport avec l’univers de ce célèbre croquemitaine. Dans les jours qui suivent chaque kidnapping, Freddy nous livre une macabre mise en scène dans une forêt du nord de la France.
Avec son stylo, elle pointa un à un les endroits des découvertes.
— Il fabrique une espèce d’épouvantail cloué à un arbre, en utilisant les vêtements de sa victime précédente, jusqu’aux chaussures. Ces vêtements sont lacérés de coups de griffes — comme le grand gant métallique de Freddy Krueger — et tachés du sang de leur propriétaire, d’une façon très particulière, comme si notre homme donnait un grand coup de pinceau imprégné de sang, en diagonale et dans l’air, et que les gouttes venaient frapper le vêtement.
Elle mima le geste.
— Comme ça… Contrairement aux apparences, je pense qu’il n’agit aucunement sous l’effet de la colère. Il est plutôt question de mise en scène, comme je l’ai dit. Sur les deux épouvantails retrouvés, le nombre de coups de griffes est globalement le même, le faisceau de gouttes est toujours identique. Même inclinaison, même geste. Il y a là un aspect mécanique, répétitif, dépourvu de la moindre émotion : notre homme sait se contrôler. Autre caractéristique de cet épouvantail qui nous est livré : sa tête faite avec un sac en toile est coiffée de la chevelure de l’enfant tout juste enlevé. Sur cette tête artificielle, notre kidnappeur dessine au marqueur noir un visage effrayant. Grands yeux noirs en forme d’étoile, grandes dents, nez crochu…
— Pourquoi il fait ça ? demanda Frédéric Mandrieux. Je veux dire, cet épouvantail qu’il cloue à un arbre.
— Tout d’abord, ça lui évite de livrer les cadavres et lui permet d’entretenir le doute tout en instaurant une scène cauchemardesque, semblable à une vraie scène de crime. « Les enfants que je détiens sont-ils morts ou vivants ? » Il est question de pouvoir, de domination. Mettez-vous à la place des parents, imaginez leur souffrance quand ils découvrent sur les photos les vêtements de leur enfant lacérés et maculés de leur sang. Ces familles endurent une douleur inimaginable. Alice a disparu depuis neuf mois et vous avez constaté, il y a encore peu de temps, l’état psychologique de sa mère…
Patrick Lemoine avait affronté la pauvre femme, réduite à l’ombre de son ombre. Dans les cas de disparition, les parents des victimes ne dormaient plus, dépérissaient. Certains voulaient tout donner pour connaître la vérité et étaient même prêts à être confrontés au pire, pourvu qu’ils sachent. L’espoir et le temps qui passait les consumaient à petit feu.
— Freddy s’amuse, il nargue, continua la psychologue, le doigt brandi. Jamais il ne livre la moindre information sur le fait que les enfants soient vivants ou pas. « Je suis celui qui dirige, j’ai le pouvoir de vie ou de mort sur les enfants. Comme le croquemitaine, je suis celui qui est venu les chercher à la nuit tombée, et vous n’avez rien pu faire. Vous êtes responsables et, moi, j’ai le pouvoir sur vous… » En constituant cet épouvantail, il crée un être hybride, sans identité propre, mi-monstre, mi-humain, personnage de cauchemar androgyne, qui pourrait témoigner d’une orientation sexuelle comme l’homosexualité ou la bisexualité…
Le silence régnait au sein de la Veuve folie. Abigaël ne put réprimer un bâillement. Avant de poursuivre, elle but une gorgée d’eau pour cacher un soudain malaise, mais les échanges de regards entre gendarmes en disaient long. Pour avoir souvent travaillé avec elle, ils savaient que le sommeil allait très vite l’emmener sur ses rivages sombres. Abigaël était sûre qu’ils prenaient déjà les paris dans leurs têtes : Quand s’endormirait-elle ? Dans trente secondes ? Deux, cinq minutes ?
Elle maintint la barre, l’attention ne devait surtout pas se relâcher :
— Les témoignages concernant notre homme divergent parfois : Freddy se déguise, sûrement pour passer inaperçu, mais peut-être aussi parce qu’il se sent mal dans sa peau. Il n’assume pas son statut, le refoule, il se considère sans doute comme un inadapté. Cette colère sur le visage fabriqué pourrait être le reflet de ce qu’a été sa propre enfance. Lui aussi a été le fils d’un père, d’une mère, mais peut-être n’a-t-il pas eu de famille au sens affectif du terme, contrairement à ses victimes. En tout cas, je pense qu’il a subi un traumatisme grave dans sa prime jeunesse. Un isolement, une maltraitance… Pensez au sang et aux coups de griffes. Cet épouvantail, c’est une partie intime de sa personnalité qu’il nous livre, une facette de son visage… Pour ces multiples raisons, je pense qu’il agit seul. Sa quête est trop personnelle, elle ne concerne personne d’autre que lui. Elle le touche au plus profond de sa construction d’être humain.
Nouveau bâillement, zygomatiques en folie. Abigaël sentit cette fois un intense engourdissement jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Il fallait que le couperet tombe maintenant, au beau milieu de la réunion.
— Désolée, mais je vais devoir baisser le rideau quelques instants.
Elle vit un gendarme scruter discrètement l’heure et sourire. Celui-là avait dû gagner son pari.
— Ça tombe bien, fit Lemoine en se levant. On va faire une pause et fumer une cigarette ou deux en attendant.
Abigaël bouillait de colère, mais ne le montra pas. Petite croix sur ses notes, remerciements sobres et excuses auprès de ce concentré de testostérone. En sortant rapidement de la pièce, elle en voulut à son corps déréglé, à sa fichue maladie du sommeil. Pourquoi en plein milieu de son exposé ? Pourquoi pendant le moment le plus important de ses dernières semaines de travail ?
Elle alla vite s’isoler dans une chambre, ferma la porte, s’allongea sur un vieux matelas, le visage tourné vers le plafond, les mains croisées sur la poitrine, tel un cadavre dans son cercueil. La Veuve folie lui offrait le gîte. Elle relativisa : au moins, elle était dans un lit et non pas au milieu d’une grande surface ou cachée dans les toilettes de son cabinet de consultation, tandis qu’un patient l’attendait dans un fauteuil.
Elle fermait à peine les yeux qu’une grande cape noire vint la recouvrir. Toujours le même tissu opaque lui écrasant le visage, cette même sensation d’étouffer une fraction de seconde, avant que son diaphragme se relâche et que sa respiration, quasi instantanément, passe en mode automatique.
Un claquement de doigts plus tard, elle dormait profondément, plongée en plein sommeil paradoxal : celui des rêves et des cauchemars.
4
Retour dans le groupe douze minutes plus tard, batteries rechargées, col de chemisier ajusté. Les gendarmes étaient au courant de sa narcolepsie. Ils savaient que, parfois, Abigaël avait besoin de s’isoler pour se reposer et étaient toujours impressionnés par la vitesse à laquelle le sommeil l’ensevelissait. C’était comme débrancher la prise d’un aspirateur en marche.
Ils n’ignoraient pas non plus que sa maladie et le traitement médicamenteux pour en atténuer les effets laminaient ses souvenirs les plus anciens — ceux de son enfance, pour le moment —, mais n’altéraient nullement ses capacités de jugement et de logique. En trois ans, Abigaël les avait aidés à résoudre six affaires de disparitions et de meurtres. Certains esprits moqueurs disaient que le sommeil lui portait conseil, or elle excellait surtout dans son job et ne lâchait rien. On la surnommait Tsé-Tsé au sein de la section de recherches.