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— Pourquoi ?

— Parce que aujourd’hui, on vit dans un monde où tout est filmé et se voit. Combien recevez-vous d’appels par jour, de gens qui sont persuadés que leur propre voisin est Freddy ? Quelqu’un qui vit seul et décharge trop de nourriture de son coffre est suspect aux yeux des voisins, comme l’est un individu qui sort la nuit. J’habite une maison à la périphérie d’une petite ville et, l’autre jour, un voisin est venu frapper parce que mes volets étaient encore fermés à 10 heures alors que, d’ordinaire, je les ouvre systématiquement aux alentours de 6 heures. Il voulait s’assurer que tout allait bien et que… je ne m’étais pas endormie pour toujours. Plaisanterie mise à part, ce que je veux dire, c’est que, vu l’envergure de notre affaire et le nombre d’enfants retenus, Freddy aurait été filmé, dénoncé, tout ce que vous voulez. Il ne serait pas en train d’agir librement après si longtemps.

Abigaël jeta un regard à ses notes et revint vers son auditoire.

— Dernier point important. Vous avez reçu cette missive juste après le premier rapt : « Il y en aura trois autres. Pas un de plus, pas un de moins. » On a formellement identifié l’écriture d’Alice. Freddy l’a fait écrire pour qu’on le prenne très au sérieux, pour nous montrer qu’il est maître du destin de la gamine. Il veut qu’on s’intéresse à lui, qu’on le traque.

— Il veut l’artillerie lourde, lâcha Frédéric Mandrieux.

— Et il l’a. Mais pour le moment, il est plus malin que nous tous réunis.

Ils échangèrent encore une bonne heure sur d’autres points de l’enquête, auxquels Abigaël apporta un éclaircissement nouveau. Elle parlait de Freddy comme d’un membre de sa famille. Elle avait besoin de cette proximité pour traquer sa bête noire, l’objet de ses cauchemars, celui entré dans sa maison — son esprit — et qui dormait à ses côtés chaque fois qu’elle se couchait seule dans son lit. Paradoxalement, il était aussi le quidam qu’on pouvait croiser à la boulangerie ou dans une grande surface. Une silhouette sans visage. Un membre de la famille anonyme. La famille Merveille 51.

C’était Abigaël qui avait suggéré ce nom d’équipe, Merveille 51. Merveille, parce que la première enfant disparue s’appelait Alice, 14 ans, blonde aux yeux bleus, très mignonne, et qu’elle ressemblait à l’Alice de Lewis Carroll. 51, parce que la gamine avait été portée disparue dans la Marne, à quelques kilomètres de Reims. Le nom de l’équipe — également le nom officieux de l’affaire — devait suggérer quelque chose d’affectif dans la tête des enquêteurs, contrairement à Freddy. Une façon de penser à Alice en permanence et d’avoir de l’attachement pour elle. De la considérer comme leur propre enfant.

La psychologue salua les gendarmes et regarda sa montre : avec Léa, elles allaient pouvoir attraper le bus de 12 h 22 en direction de Lille-Centre pour aller déjeuner et faire les magasins. Tout en écoutant le message de son père sur son répondeur, elle rejoignit sa fille qui s’impatientait franchement. Elle raccrocha, contrariée. Elle n’avait rien dit à Léa mais avait prévu un tas d’activités pour le week-end : cinéma, cacahuètes grillées sur la Grand-Place, tour de grande roue, musée d’histoire naturelle… À cause de ce coup de fil, rien ne s’annonçait comme prévu.

— Désolée pour le shopping, mais c’est râpé, ma Perlette d’Amour.

— Tu déconnes, m’man ?

— Ton grand-père est parti en début de matinée d’Étretat, il va arriver pour 15 heures. Il veut nous emmener ce week-end dans un Center Parcs. Qu’est-ce que t’en penses ?

Léa afficha un grand sourire, dévoilant le discret fil de fer qui guidait la croissance de ses dents.

— Un Center Parcs ? C’est génial, ça.

— Oui, c’est génial. Le Père Noël est de retour…

5

C’étaient d’étranges photos signées Abigaël Durnan qu’on remarquait en premier lorsqu’on pénétrait dans son bureau, une petite pièce mansardée adjacente à sa chambre à coucher. Chacune d’entre elles résultait de dizaines d’heures de travail, à traiter numériquement des photos issues de banques de données, faire des montages, imprimer, découper, coller. Elles étaient encadrées et alignées à mi-hauteur sur les murs. Des fresques démentes, cauchemardesques. Une femme sans bras au visage de chien, aux jambes brisées façon puzzle, qui brûlait dans l’orage comme un oiseau de feu. Des jumeaux albinos, figures nacrées et cheveux blancs plaqués, leurs corps d’anges lardés de cicatrices, de clous, de lames de rasoir, flottant juste au-dessus de la surface d’une eau noire comme de l’huile de vidange. Un peu plus vers le fond, l’ombre gargantuesque d’un bâtiment fouetté par la pluie, sans doute un manoir ou un vieil hôpital psychiatrique, traversé de centaines d’épées géantes et d’éclairs.

L’eau, le feu, les cassures, les cicatrices, chaque fois. Mort et vie s’épousant dans un baiser fougueux. Avec les jeux d’éclairage et d’ombres, ces œuvres démentes glaçaient le sang et semblaient avoir été créées par un psychotique. Or elles sortaient juste du cerveau d’une femme de 33 ans, diplômée en criminologie et en psychologie, titulaire du certificat d’études pénales, experte auprès des tribunaux de Lille et Douai. Phobique de l’eau — mer et piscine — et narcoleptique.

Au fond de l’antre, punaisées sur un tableau rectangulaire situé au-dessus d’une table en teck plaquée contre un mur, des photos d’enfants. Et il ne s’agissait pas de montages, cette fois. Un patchwork de sourires francs, de frêles silhouettes, de postures juvéniles. Ici, une gamine — Alice — assise au pied du phare de Ploumanach, dents blanches et innocence sous le soleil. Là, un garçon — Arthur — en tenue de footballeur, un ballon signé Zidane sous le bras. Des tranches de vie et des moments d’intimité qui, dans un monde normal, n’auraient jamais dû sortir du cercle familial. Mais en ce mois de décembre 2014, on ne vivait plus dans un monde normal depuis bien longtemps, et Abigaël le savait mieux que quiconque. Ce bureau, ces visages, ces livres sur les pires criminels de la planète, ces armoires fermées à clé, débordantes d’affaires toutes plus sordides les unes que les autres en étaient les témoins criants.

— Il est 3 heures du mat, Abi, c’est l’heure. Léa nous attend.

Abigaël était assise face aux visages d’enfants qu’elle connaissait par cœur — Arthur, avec sa petite mèche blonde et son nez retroussé, Victor, avec ses taches de rousseur semées sur ses pommettes hautes et son front, Alice, la belle Alice, d’une beauté d’héroïne de conte… — , quand la voix de son père résonna aussi fort que celle sortie d’un mégaphone. La preuve qu’elle somnolait, à la frontière entre le rêve et l’éveil. Roulement de nuque. Yves se tenait sur le seuil du sanctuaire, s’interdisant d’y pénétrer. Il fixait les photos surréalistes que sa fille fabriquait avec patience — et non sans talent — depuis quelques années, retranscrivant les scènes effroyables de ses cauchemars.

— Prends ta valise, fit-il en se frottant les épaules comme pour se réchauffer. On se met en route. Le chalet est réservé au Center Parcs pour 9 heures.

En deux ans seulement, Abigaël avait vu son père décrépir. Dix kilos en moins, les joues creusées, le crâne chauve, loin de cette brosse militaire portée durant ses années de service au sein des douanes françaises. À 56 ans, il en paraissait aisément dix de plus.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, papa. Tu débarques hier avec, bille en tête, l’idée d’aller dans ce Center Parcs je ne sais où. Je travaille sur une grosse affaire et…

— Une grosse affaire que les gendarmes traînent depuis des années, si j’ai bien compris.