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— Pas des années, papa. Neuf mois. Exactement neuf mois depuis le premier rapt, celui de la petite Alice. C’est elle, là, sur la photo.

Yves fixa le portrait de la gamine et détourna les yeux.

— Je te demande juste un week-end. Deux petits jours. Lundi matin, tu seras au travail et, moi, je serai reparti. Tu peux bien m’accorder ça, non ? Un peu de temps avec ma fille et ma petite-fille, loin de… de tous ces visages. Bon sang, Abi, comment tu peux travailler dans un endroit pareil ?

— Le lieu où je bosse n’est pas le sujet. Le sujet, c’est : tu débarques, tu nous offres un week-end et, après, on ne te revoit plus pendant des mois. Quand t’étais douanier, c’était pareil. Tu disparaissais, comme ça, sans jamais rien expliquer.

— J’étais en opération et…

— … et nous, on t’attendait avec maman. Mais maintenant, tu n’es plus en opération. Et visiblement, les vieilles habitudes ont la vie dure.

Décelant de la peine sur le visage de son père, elle modéra ses propos : mieux valait ne pas le contrarier avant la route.

— Très bien, on va au Center Parcs. Léa est contente que tu sois venu et, même si je ne le montre pas, moi aussi.

Elle se dirigea vers sa chambre et fit sa valise. Contrairement à son bureau, la pièce ressemblait à un intérieur de congélateur. Murs et plafond blancs, lit monoplace au centre, ampoule nue, pas de décoration. Abigaël ne voulait prendre aucun plaisir à être ici. Cet endroit n’était pas celui où elle dormait, mais celui où elle cédait la place à sa narcolepsie.

Dans ses bagages, elle rangea, au-dessus d’un roman policier et à côté de ses médicaments, un cahier et un stylo.

— On avait dit pas de boulot.

— Ce n’est pas du boulot, c’est un journal. Un cahier de souvenirs et de rêves, plus précisément. Une idée de ma neurologue.

— Tu transposes déjà tes cauchemars en photos. Pourquoi les écrire, maintenant ?

— Je t’expliquerai…

Yves poussa un soupir.

— Ta narcolepsie ? Le traitement est pourtant efficace, non ?

— Il l’a été pendant dix ans. J’ai encore deux ou trois envies de dormir journalières, je n’ai plus que quelques cataplexies occasionnelles mais… depuis quelque temps, il y a certains phénomènes nouveaux assez inquiétants. Il va sûrement falloir adapter la posologie de mes médicaments.

Les cataplexies étaient l’un des principaux symptômes de la narcolepsie. Très différentes des envies de dormir, elles se manifestaient par des pertes instantanées du tonus musculaire à n’importe quel moment de la journée et sans altération de la conscience. Abigaël pouvait être au cœur d’une discussion et, la seconde d’après, se retrouver au sol, incapable de bouger pendant plusieurs minutes, bien qu’elle fût éveillée et consciente. Il suffisait qu’elle ressente une émotion très vive — joie, tristesse — pour que cela ait des chances de se produire, sans être pour autant systématique. De ce fait, elle évitait de conduire — surtout lorsque Léa l’accompagnait — et se déplaçait en transports en commun, principalement en bus et en taxi.

À cause de ces cataplexies, son enfance avait été un enfer. À 13 ans, elle avait coulé comme une brique au fond de la mer. Arrêt du cœur, son petit corps qui s’arc-boute sous les électrochocs, réanimation aux portes de la mort. À 15 ans, suite à une chute de vélo, elle s’était planté le tube d’acier du guidon dans la gorge et avait été à deux doigts de se déchirer le larynx. À 19, explosion du genou. Os irrécupérable. Chutes, accidents, blessures. Son corps relatait l’histoire de sa maladie, à grand renfort de cicatrices, de fractures, de plaques métalliques. Durant ses années d’école, elle avait traîné tous les surnoms : Trakéo, Machine, Frankenstein, Miss Puzzle.

Heureusement, avec son traitement et l’évolution des recherches sur la narcolepsie, les cataplexies s’étaient raréfiées, les chutes avaient presque cessé, Abigaël avait pu mener une existence quasi normale à partir de 19 ans, faire ses études à Lille et obtenir ses diplômes tout en élevant seule sa fille. Léa était née de l’aventure d’un soir avec un autre étudiant qui n’avait pas souhaité reconnaître l’enfant. Abigaël aimait sa fille. Léa… Son défi, son médicament, le fruit de son combat, de sa colère. Un doigt d’honneur à la narcolepsie.

Père et fille rejoignirent Léa dans la cuisine où elle buvait un verre de lait. Ils chargèrent les valises dans le coffre de la berline noire, transis par un froid à couper les jambes. Au dernier moment, Léa courut jusqu’à la maison et ressortit avec une peluche de chat noir abîmée. Un doudou offert par sa mère à sa naissance, qu’elle ne quittait jamais même si, au seuil de l’adolescence, elle en avait presque honte. Dans ces moments-là, Abigaël se rassurait : sa fille — sa grande Léa qui voulait grandir trop vite — restait une enfant.

Léa ouvrit le verrou de sa valise rose aux motifs à fleurs, y glissa la peluche et la referma. Puis elle enfonça la clé dans sa poche.

— Ah, les préados et leur culte du secret, fit Abigaël avec un sourire. On ne va rien te voler, tu sais ?

Léa lui adressa une petite grimace pour la narguer et s’engouffra dans la voiture. Abigaël espérait que ce week-end les rapprocherait, toutes les deux. Ce salopard de Freddy était pire qu’un amant. Elle s’installa à côté de son père qui avait déjà mis le contact.

— Ton phare avant gauche ne fonctionne pas.

— Tu vas dire à tes collègues gendarmes de m’arrêter pour ça ?

Yves essayait de plaisanter, mais l’humour d’un douanier se résumait à des blagues qui ne faisaient rire que d’autres douaniers. Abigaël se tourna vers sa fille.

— Mets ta ceinture, Perlette d’Amour chérie.

Léa cala un oreiller entre sa tête et la portière en grimaçant.

— C’est quoi ça, « Perlette d’Amour » ?

— C’est notre petit truc rien qu’à nous… Elle a horreur que je l’appelle comme ça et elle est susceptible en ce moment. Ça sent l’ado amoureuse…

Yves se retourna.

— C’est vrai, ça ?

— N’importe quoi, grogna Léa. Elle délire, comme d’hab.

Yves mit le chauffage à fond. Il démarra. En route, il ouvrit une Thermos de café brûlant et en versa dans un gobelet en plastique, qu’il tendit à sa fille.

— Tiens, bois une goutte, ça te réchauffera. Il fait un de ces froids…

Abigaël prit le gobelet et jeta un coup d’œil en direction de son père.

— Qu’est-ce qui se passe, papa ? T’as changé, c’est dingue. T’as perdu du poids, t’as l’air fatigué.

— Ça va.

— Pourquoi t’as démissionné ?

— Et toi, pourquoi tu me parles de ça maintenant ?

— Parce que je n’ai jamais pu avant.

— J’avais 54 ans. J’en avais marre des douanes, des missions, des planques. Combattre le trafic de drogue, c’est vider l’océan avec une petite cuillère. Et un jour, ça te… (Il ravala sa rancœur.) Enfin bref, à cause de ce fichu métier, je ne t’ai pas vue grandir, et aujourd’hui… c’est impossible de percer la coquille qui t’entoure. Je n’arrive plus à me rapprocher de toi.

Abigaël remarqua le léger tremblement de ses mains sur le volant.

— Je suis bien dans ma petite maison de pêcheur. C’est pas loin de la mer, je me repose, je vivote. Ça me va, tu sais.

— Et tu lâches à quelques années seulement de la retraite ?

— On verra bien si tu seras encore psy quand t’auras mon âge. En tout cas, j’espère que tu comprendras avant moi qu’il y a d’autres choses à faire dans la vie qu’écouter les plaintes des gens et se battre contre des moulins à vent. Que tu sois là ou pas, les crimes, les trafics existeront toujours.