— Mais au moins, j’aurai apporté ma petite pierre à l’édifice. J’aurai été utile et peut-être que j’aurai sauvé quelques vies.
Les yeux d’Yves s’évadèrent vers le rétroviseur en direction de sa petite-fille.
— Elle te ressemble tellement. C’est toi que j’ai l’impression de voir quand tu étais jeune. Même physique, même caractère.
Abigaël eut un regard triste. Son père le remarqua.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Depuis quelques mois, j’ai fait un tas de tests, d’examens. Je ne voulais pas t’en parler sans être certaine mais… il se passe quelque chose de grave…
— Explique.
— Au fil du temps, certains de mes souvenirs les plus anciens s’effacent par blocs plus ou moins importants. Il y a un tas de trous dans mes souvenirs d’enfance. Je me vois encore bien à mes 13, 14 ans. Mais avant, tout est flou.
— Mon Dieu…
— Ma neurologue pense que c’est peut-être le Propydol qui cause ces dégâts sur le long terme, mais elle n’en a aucune certitude, il n’y a jamais eu d’autre cas avéré. Comme si chaque goutte de ce médoc détruisait une infime partie de ma cervelle, s’attaquait aux neurones comme de l’acide et déconnectait définitivement les souvenirs. On cherche des solutions. Mais pour l’instant, j’ai besoin de ce médicament, sinon, je fais dix cataplexies par jour et je ne peux plus vivre. C’est l’une des raisons pour lesquelles je note mes souvenirs et mes rêves. Ça me permet de tenir un cahier de ma vie. De mettre sur papier les jours qui s’écoulent. Pour plus tard au cas où ça empirerait, tu comprends ?
Son père eut à son tour le regard triste. Il préférait intérioriser, absorber et éviter les mots. De ce fait, elle aussi se tut et observa la route, avec une telle peur de l’avenir, de cette maladie imprévisible nichée au fond de son cerveau. Que sommes-nous, sans mémoire, sans souvenirs, sans le rappel de ces visages, de ces voix qui ont accompagné nos existences ? Juste un point sur la courbe du temps ? Une fleur qui a éclos, mais sans parfum ni couleur ? À 50 ans, ne saurait-elle plus qui elle était avant ? Aurait-elle oublié toute la jeunesse de Léa ? La grossesse, la naissance, les premiers anniversaires ? Elle fixa la lumière des phares, se comparant à cette route éclairée sur trente mètres. Un bloc d’asphalte sombre, dont la trace s’effaçait dans l’obscurité au fur et à mesure que la voiture avançait.
Son père releva ses manches pour conduire — malgré tout, Abigaël se rappelait qu’il avait toujours fait ça, hiver comme été, et elle remarqua les nombreuses traces de piqûres sur ses avant-bras. Ça ne collait pas à son physique de guerrier. Elle préféra ne rien dire mais se promit de mettre les choses au clair un peu plus tard, persuadée que ce week-end était un prétexte et qu’il avait, lui aussi, quelque chose de grave à leur annoncer.
6
Aux alentours de 3 h 25, ils quittèrent la petite ville d’Hellemmes, département du Nord. Des cristaux de glace s’accrochaient aux cyprès et scintillaient sur la route. Direction l’est. Le Center Parcs se situait à Hattigny, à plus de quatre cent cinquante kilomètres de là. Cette nuit, Abigaël voulait rester éveillée le plus longtemps possible et n’avait pas pris sa solution buvable de Propydol. Ce médicament à la prescription très encadrée était de l’oxybate de sodium, un narcotique qu’on pouvait assimiler à du GHB, une drogue bien connue des milieux de la nuit, associée au viol. À chaque prise, Abigaël diluait cinq gouttes dans un verre d’eau, pas une de plus, pas une de moins. Le Propydol la plongeait dans les limbes environ un quart d’heure après absorption, et ce sur une durée de quatre à cinq heures. À raison de deux prises égales par nuit, elle dormait d’un sommeil réparateur et, surtout, ne subissait plus que des cataplexies occasionnelles, tout au plus une ou deux par semaine. Restaient ces besoins de microsiestes irrépressibles, mais qu’elle avait appris à gérer.
Un peu plus tard, elle sentit des changements de rythme dans le régime moteur. Ils n’étaient déjà plus sur l’autoroute. Yves plissait les yeux pour essayer d’y voir quelque chose. Après cette journée humide, des nappes de brume s’enchaînaient mais, à cet endroit, il n’y avait pas de verglas.
— Je cherche de l’essence. On a fait à peine vingt bornes, mais j’ai préféré sortir parce que, sur l’autoroute, la prochaine station est à quarante kilomètres.
Abigaël jeta un œil au voyant d’essence allumé.
— Quoi ? On n’a fait que vingt bornes ?
— Il y a un bled à six ou sept kilomètres, on trouvera bien une pompe ouverte. Fichu brouillard. Je déteste le Nord rien que pour ça.
Il faisait une chaleur de four désormais dans la voiture. Abigaël se recroquevilla plus encore. Elle avait ôté ses vieilles Dr. Martens et regroupé ses jambes sur le siège et, malgré la ceinture qui lui barrait le torse, elle se sentait bien, comme enveloppée dans une doudoune. Le sommeil pesait sur ses épaules.
Son père arrivait à un embranchement en Y, face à un panneau triangulaire jaune « TRAVAUX ROUTE BLOQUÉE ». Une petite lumière d’avertissement orange clignotait et proposait un itinéraire de déviation. Abigaël n’avait à présent plus la force de parler, écrasée par l’envie de dormir.
— La ville est annoncée à quatre kilomètres, fit Yves. Si on prend le détour, je ne sais pas où ça va nous mener.
— Tu n’as pas de GPS ?
— Non, je déteste ces engins. Tant pis. Les ouvriers ne bossent pas la nuit, je présume.
Son père contourna le panneau posé au milieu de la chaussée et s’engagea sur la route déserte et interdite à la circulation. Ses paupières papillotèrent et s’ouvrirent en grand lorsqu’elle aperçut soudain une forme dans l’éclat des phares. Il s’agissait d’une silhouette recourbée, de taille humaine, les oreilles en pointe. Entourée de brume.
— Freine !
Yves donna un brusque coup de freins. Puis il se pencha vers sa fille.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Abigaël sortit en chaussettes et regarda derrière elle, fouettée par des échardes de glace. Une borne kilométrique blanche et rouge sourdait de l’herbe sur le bas-côté, telle une tombe celtique. Elle indiquait « KM 12 ». Aucune trace de la silhouette. Les arbres dépouillés, le macadam fendillé, un silence de mort. Elle fit le tour de la voiture sans noter le moindre choc ni la moindre tache de sang. Yves était sorti, lui aussi.
— Abi ? Tu m’expliques ?
— Tu n’as rien vu ? Une présence ?
— Non.
Abigaël remonta dans la voiture et poussa un profond soupir lorsque son père se rassit à ses côtés.
— Tu peux te remettre en route.
Le véhicule toussa et démarra. Abigaël se retourna pour s’assurer que sa fille allait bien et fut surprise de voir que Léa dormait à poings fermés. Elle enclencha sa ceinture de sécurité, entendit le déclic caractéristique, encore toute retournée par cette brusque interruption de leur voyage.
— J’ai vu une espèce d’animal étrange, comme… un renard qui se tenait debout. C’est ce qu’on appelle une hallucination hypnagogique. Une incursion d’image de rêve dans la réalité, si tu veux.
— Les fameux phénomènes nouveaux, c’est ça ? En plus de ta mémoire qui flanche ? Mince, tu traînes ta narcolepsie depuis tes 8 ans. Pourquoi tu développes ce truc vingt-cinq ans plus tard ?
— On n’en sait rien, ma neurologue n’a pas d’explication. Le phénomène des images hypnagogiques m’arrive heureusement assez rarement. Quand je suis fatiguée et dans la phase d’endormissement, des personnages surgissent devant moi. J’étais en taxi, l’autre fois, et j’ai cru que le chauffeur allait écraser une femme qui poussait un landau. Il m’a prise pour une dingue. Mais c’est la première fois que je vois une sorte d’animal hybride monstrueux. D’ordinaire, ce sont des êtres humains. Des hommes, des femmes, en pyjama ou costume-cravate, qui traversent la route.